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« La fiscalité écologique, une opportunité pour responsabiliser le citoyen »





Punitive, opaque, complexe… La taxation écologique a mauvaise presse. Et pourtant, comme nous le démontre Geneviève Férone Creuzet, cette fiscalité permet de créer une planète plus respirable et de réorienter le développement de nos sociétés. Directrice du développement durable chez Veolia jusqu’en 2013, Geneviève a fondé Casabee, un cabinet de conseil en stratégie et prospective pour le développement durable. Elle est aujourd’hui vice-présidente du laboratoire d'idées The Shift Project sur l'économie décarbonée, avec AgriSud International et la Fondation Nicolas Hulot.



- Quels sont, selon vous, les principaux leviers pour décarboner l’économie aujourd’hui ? 

Avant de parler des leviers eux-mêmes, je pense qu’il est souhaitable de réfléchir au contexte dans lequel on les place. Évoquons d’abord l’échelle. Le manifeste du Shift Project propose ainsi de sortir de l’échelle nationale pour mettre en place des mécanismes européens, ce qui aurait une puissance d’entraînement bien supérieure. À cette échelle géographique s’ajoute la dimension temporelle : il ne s’agit pas d’attendre une rupture technologique majeure et hautement hypothétique – qui permettrait, par exemple, le stockage du CO₂ en excès, mais de commencer à mener des actions immédiates et progressives de réduction des émissions. 

– Parmi l’éventail des leviers existants, taxes et normes figurent en bonne place. Pourquoi les normes semblent-elles aujourd’hui l’emporter dans la construction des politiques publiques ? 

Pour une raison simple : les normes représentent des coûts et des contraintes souvent présentés ou perçus comme des investissements, elles apparaissent alors moins douloureuses. Mais le problème, c’est qu’elles sont surtout moins efficaces, voire complètement inefficaces, car le contrôle effectif du respect de ces normes est la plupart du temps impossible. Le trucage des émissions polluantes des véhicules diesel par Volkswagen est là pour l’illustrer. Avec la taxe, on sort de la logique de marchandage, de contournement et de dissimulation des normes pour entrer dans une logique de moyen, beaucoup plus rigoureuse. Et puis, l’autre grand inconvénient des normes est qu’elles ne s’inscrivent pas dans une logique de responsabilisation des individus. On finit, en effet, par expliquer que si le niveau de pollution est trop élevé, c’est à cause des normes, qui sont trop laxistes, prises par un pouvoir politique ou une administration impersonnelle. Cela va à l’encontre d’une démarche plus volontariste de modification en profondeur des pratiques.

"Il ne s’agit pas d’attendre une rupture technologique majeure et hautement hypothétique, mais de commencer à mener des actions immédiates et progressives."

– Quelle philosophie sous-tend l’existence des « taxes carbone » et en quoi peuvent-elles constituer des leviers efficaces pour décarboner notre économie ?

La question environnementale a toujours été et reste encore aujourd’hui un angle mort de l’économie. Pour la bonne et simple raison que le marché, lorsqu’il s’auto-régule, n’intègre quasiment jamais au prix des biens et des services le coût environnemental négatif que leur production génère – pollution de l’air, dégradation des espaces naturels, consommation de ressources rares... Ces effets collatéraux sont ce qu’Arthur Cecil Pigou (1877-1959) a appelé des “externalités négatives”. 

À partir de ce constat, la solution imaginée par cet économiste consiste à contraindre le marché à intégrer ces externalités négatives. Comment ? En taxant les activités économiques à mesure des dégâts environnementaux qu’elles occasionnent. C’est le principe de la fameuse taxe carbone [1]. 

UNE TRANSITION ÉCOLOGIQUE INDOLORE ?


– Il reste que ces mécanismes de taxation ont été complexifiés par tout un tas d’exceptions et de niches fiscales. Ne serait-ce pas plus efficace de taxer uniformément la tonne de carbone directement auprès des pétroliers et extracteurs de charbon ? Cette taxation se répercuterait alors en aval, tout le long de la chaîne de production jusqu’au prix final...

Oui, ce serait sans doute plus efficace, mais à coup sûr plus douloureux ! Or, pour l’instant, on veut faire croire que la transition énergétique sera indolore, qu’il n’y aura pas de perdants. La complexité est un moyen de rendre la protection de l’environnement moins lisible, moins contraignante, et donc plus acceptable. Pourtant, il y aura bien des perdants… D’autant plus que l’on a déjà trop attendu. Mais ça, on ne l’accepte pas – ni les consommateurs, ni les entreprises, ni l’Etat. On l’accepte d’autant moins qu’on ne voit pas qu’il y aura aussi, à plus long terme, des gagnants. C’est l’histoire de ce que l’on a appelé le mouvement des bonnets rouges en Bretagne en octobre 2013. Une protestation massive y a été menée en réaction à une écotaxe appliquée aux véhicules polluants de transport de marchandise. Ce qui a alors été perçu par les acteurs de ce mouvement ce fut un effet à court terme pénalisant et un handicap pour l’économie locale, alors que cette écotaxe représentait une occasion d’être plus résilient sur son territoire, de réinventer des circuits courts qui, à long terme, auraient été profitables à l’emploi dans la région. 

– Pourquoi doute-t-on encore que la transition énergétique apporte des emplois et de la résilience ?

Mais parce qu’on n’a jamais su montrer que la transition créait des emplois. Car les dispositifs nécessaires n’ont en réalité pas été mis en place… Prenez l’exemple du discours électoral de Nicolas Sarkozy, promettant 600 000 emplois grâce à la “croissance verte”. On n’en a jamais vu la couleur ! Car ces emplois étaient conditionnés à des réformes qui n’ont pas été menées. En partie parce que ces réformes s’inscrivent dans un temps bien plus long que celui d’un quinquennat.

« La simplification à outrance du discours dans l’espace public ne permet plus de comprendre l’ensemble des enjeux d’une taxation environnementale. »

– Comment dès lors amener une prise de conscience générale de l’urgence à mettre en place une taxation environnementale ?

En commençant par faire œuvre de pédagogie. La simplification à outrance du discours dans l’espace public ne permet plus de comprendre l’ensemble des enjeux d’une taxation environnementale. La Fondation Nicolas Hulot a d’ailleurs bien montré que lorsque les gens comprenaient ce qu’était la taxe carbone, ils finissaient par y être favorable. L’autre explication est le manque de vision globale, à l’échelle de la société et à long terme, par les différents acteurs qui la composent.

LA STRATÉGIE DU CHEVAL DE TROIE


– Ce système de taxe environnementale semble s’inscrire parfaitement dans notre modèle actuel de développement. Est-ce à dire qu’il n’est pas nécessaire de le remettre à plat pour le rendre durable ?

En effet, la taxe imaginée par l’économiste Pigou conforte la logique capitaliste la plus élémentaire avec une recherche d’efficience économique et de profit. Et c’est d’ailleurs ce qui fait sa force ! Car, pour amoindrir leurs coûts, les entreprises seront incitées à réduire la pollution liée à leurs activités de production. De même, les consommateurs seront naturellement orientés vers des produits propres, moins chers car moins taxés. Les investisseurs, quant à eux, seront amenés à trouver dans les placements décarbonés une rentabilité plus intéressante. La finance peut d’ailleurs constituer un acteur essentiel de la transition énergétique. Nous devons l’inclure et l’orienter vers des investissements reconnectés à l’économie réelle et, a fortiori, décarbonée. Et cela en mettant à leur disposition des outils comme le « rating carbone », une agence de notation qui donnerait une information uniforme et fiable sur la quantité de carbone émise par chaque entreprise.

"La taxe carbone conforte la logique capitaliste la plus élémentaire : le recherche d’efficience économique et de profit. Et c’est ce qui fait sa force !"

Il s’agit de la stratégie du cheval de Troie : s’intégrer au système pour le réformer. Mais en réalité, loin d’être réformé, l’histoire nous a montré que bon nombre de concepts et de nouvelles pratiques finissent par être absorbés et surtout vidés de leur sens par le fonctionnement capitaliste. La RSE (responsabilité sociétale des entreprises) en est un exemple criant. Initiée afin d’inciter les entreprises à mieux prendre en compte les impacts sociaux et environnementaux de leurs activités, elle permet aujourd’hui davantage aux groupes de valoriser leur image à des fins commerciale qu’à réellement réduire leurs externalités négatives.

Et comme je ne défends pas l’idée d’instaurer de façon dictatoriale la décroissance pour tous, réformer le système de l’intérieur apparaît comme une solution raisonnable... Du moins, dans un premier temps. 

– Mais encore… ?

Bien, si l’on comprend que la fin des émissions carbone suppose une logique de relocalisation et d’énergies alternatives, le modèle économique tel qu’il existe aujourd’hui ne pourra durer bien longtemps. Une illustration : nombre de groupes pétroliers soutiennent la taxe carbone car ils y voient une occasion de se positionner sur les énergies de demain et anticipent un nouveau marché juteux. 

Mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’on ne pourra plus avoir de très grosses entreprises monopolistiques dans les nouvelles énergies. Par essence celles-ci vont de pair avec des entreprises locales et de taille moyenne. De plus, nous devons changer de modèle économique et passer d’une économie fondée sur le volume à une économie fondée sur la qualité de la ressource. Ces deux modèles sont, à terme, fondamentalement incompatibles. Il faut bien le dire : militer pour une économie décarbonée, conduit, en définitive, à promouvoir une économie circulaire. C’est-à-dire une économie qui préfère la prospérité à la croissance. Le Vorarlberg constitue une illustration extrêmement parlante de ce à quoi pourrait ressembler la structure économique d’un monde décarboné. Cette région à l’ouest de l’Autriche a décidé de sortir de sa grande pauvreté en misant sur son unique ressource, le bois. L’ensemble des acteurs du territoire se sont alors mobilisés pour reconstituer des filières locales exploitant le bois. Artisans, petites entreprises, écoles d’architecture et de design, élus… En quelques années, la région a constitué des chaînes de valeur locales solides et diversifiées qui ont permis de faire du Vorarlberg une référence européenne dans l’exploitation du bois.

CRÉER UNE ÉCONOMIE CIRCULAIRE


– Tout se passe encore comme si l’on avait le choix, comme si l’on pouvait se permettre de refuser de payer le prix de la transition énergétique. Or, si l’on veut survivre, décarboner notre mode de vie n’est pas une option, c’est une nécessité. Est-ce le système politico-médiatique qui nous amène à nier la réalité ?

Ce serait bien réducteur de le penser, à mon avis. L’inadaptation de nos outils diplomatiques, économiques et sociaux aux nouveaux enjeux climatiques sont plutôt les premiers agents de ce déni. Si l’on avait un PIB (produit intérieur brut) « ressources naturelles » et si l’on donnait une valeur à la richesse des écosystèmes, Madagascar serait l’un des pays les plus riches du monde ! Aujourd’hui, on ne sait plus compter ce qui compte. Dans la mesure où les projections économiques n’intègrent encore les enjeux climatiques qu’à la marge, on croit que notre modèle va tenir. Mais c’est faux ! Nous vivons dans la projection de l’âge d’or de nos parents, alors que c’est une parenthèse dans l’histoire de l’humanité, qui n’arrivera plus. Nous avons créé un modèle économique fondé sur des ressources illimitées. Aujourd’hui, le temps de la responsabilité est venu. Il faut repenser l’intégralité de notre modèle, de nos indicateurs, de nos pratiques et de nos outils pour nous reconnecter à l’urgence de la réalité. Et les journalistes et les politiques n’y suffiront pas : nous sommes tous appelés à réajuster notre perception des choses. Ainsi, à la question « Qui est-ce qui nous amène à nier la réalité ? », je répondrais : tout le monde ! 

« Si l’on avait un PIB « ressources naturelles » et si l’on donnait une valeur à la richesse des écosystèmes, Madagascar serait l’un des pays les plus riches du monde ! Aujourd’hui, on ne sait plus compter ce qui compte. »

– Mais prôner la décroissance est difficile car le mot fait peur. Le discours lié à la transition énergétique est souvent vécu comme punitif, coercitif et économiquement dangereux...

Exact, pourtant, il s’agit là d’une occasion unique pour les acteurs de l’économie de créer un narratif positif et engageant, surtout à l’échelle européenne ! La transition énergétique doit nous faire parler de confort, de bien-être, de qualité de vie, de résilience, de travail. Dans cette optique, nous devons d’ailleurs continuer à trouver des alternatives au terme de « taxe », telle que « contribution énergie-climat ».

En 2 000 ans de développement, nos organisations humaines n’ont réussi qu’à créer une économie linéaire qui s’appuie sur des ressources infinies, des modes de transformations conduisant à des impacts environnementaux dramatiques, et des déchets colossaux. Est-ce là tout ce dont le génie humain, nos sociétés, sont capables ? Aujourd’hui, il faut en appeler à la construction d’un nouveau modèle circulaire, à la fois beaucoup plus respectueux et ambitieux. Et il faut pour cela refonder une démocratie où les citoyens comprennent les enjeux de leur société et sont responsabilisés. Voilà un défi fabuleux, en vérité, enthousiasmant et fédérateur ! 

Mais ce projet de civilisation ne se mènera pas en un jour. Il faut commencer par faire des petits pas, avec les taxes environnementales, la réduction de la consommation énergétique, la production locale d’énergies propres... Ainsi, grâce aux bons leviers et à des réseaux de soutien efficaces, le passage à grande échelle pourra avoir lieu. Si, bien entendu, les citoyens se mobilisent. 


Taxe carbone en Suède : chère mais efficace !
Cette taxe a été mise en œuvre de manière progressive depuis 1991, à la faveur d’une grande réforme fiscale. Prélevée à la production, à l'importation, et à la sortie des grands dépôts pétroliers, elle prévoit deux niveaux de taxation afin de ne pas nuire à la compétitivité économique du pays. Un premier niveau élevé concerne les ménages et les services. Fixé à 27 € la tonne de CO₂ au départ, il a atteint 110 € en 2014.
Un deuxième niveau de taxation concerne les secteurs en proie à la compétition internationale : l'industrie, l'agriculture et la production d’énergie. De 7 € en 1991, la taxe est passée à 16 € pour les entreprises soumises au marché des quotas européens (ETS) et à 23 € pour les autres entreprises. Les combustibles considérés comme ''renouvelables'' (éthanol, méthane, biocarburants, tourbe, déchets) sont exonérés de taxe. La taxe carbone suédoise ne tient pas compte de critères sociaux (en fonction des ressources des ménages) ou géographiques, et les recettes sont reversées au budget général. La Suède a néanmoins renforcé ses aides pour l'adaptation, notamment pour la production d'électricité non-fossile.
Selon le Ministère des Finances Suédois, entre 1990 et 2007, les émissions de CO₂ ont diminué de 9 % alors que dans le même temps, la Suède a connu une croissance économique de 48 %. Sans l'introduction de la taxe carbone, les émissions de CO₂ seraient aujourd'hui supérieures de 20 % par rapport à 1990. Cependant la consommation d'énergie par habitant reste élevée. Avec 17.000 kWh par habitant et par an, la Suède est un des plus grands pays consommateurs d'énergie au monde, après l'Islande, la Norvège et le Canada.

Pour aller plus loin

Lectures

  • 2030 : Le Krach écologique, Geneviève Férone-Creuzet (Éditions Grasset, 2008)
  • Le Crépuscule fossile, Geneviève Férone-Creuzet (Éditions Stock, 2015)
  • 20 Propositions pour réformer le capitalisme, coordonné par Gaël Giraud et Cécile Renouard (Éditions Flammarion, 2009)
  • Prospérité sans croissance : la transition vers une économie durable, Tim Jackson (Éditions De Boeck-Etopia, 2010)

Sur le web




  1. La taxe carbone est un prélèvement financier proportionnel au contenu en carbone des gaz à effet de serre résultant de la production d’énergie et d’autres activités (industrie, services, agriculture, ménages…). Elle a connu diverses appellations au fil du temps: écotaxe, contribution énergie-climat, fiscalité carbone, signal-prix carbone, prime d'assurance carbone…


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