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Le revenu universel, une mesure sociale efficace ?

Article de Vincent Lucchese, paru sur le site  

©Patrick Lazic


Le Tribunal pour les Générations Futures, organisé par Usbek & Rica en partenariat avec le mouvement Colibris, a fait le procès du revenu universel, samedi 8 avril. Sous la Grande halle de la Villette, à Paris, il s'agissait de juger de l'efficacité sociale de cette mesure, qui s'est imposée comme l'un des sujets de la campagne présidentielle 2017. Malgré l'appel à vigilance du procureur à ne pas tomber dans ce « piège » tendu par le « grand capital », le jury a décidé par 4 voix à 0 (plus une abstention) de donner foi au revenu universel.



Avec son irruption dans la campagne présidentielle, il a fait un bond en popularité et en médiatisation. Pourtant, le revenu universel n'est pas une idée neuve. Déjà imaginé par Thomas More au XVIe siècle, il est aujourd'hui repris aussi bien par l'essayiste libéral Gaspard Koenig que par le candidat socialiste à la présidentielle Benoît Hamon, en passant par l'autoproclamé sauveur de l'humanité Elon Musk. Mais cette utopie, déjà testée dans de nombreux coins du monde, est-elle vraiment en mesure de sauver le modèle social français, de le réinventer sur de nouvelles bases ? Fait-elle le jeu du grand capital, ou bien ne s'agit-il que d'une énième gabegie d'argent publique qui restera sans effet ?

 

Les acteurs du procès :

L’accusé : Le revenu universel et ses velléités d'efficacité sociale.

Le procureur : Vincent Edin, journaliste indépendant et essayiste.

L’avocat : Blaise Mao, rédacteur en chef d’Usbek & Rica. 

La présidente du Tribunal : Marjorie Paillon, journaliste à France Culture et France 24. 

Les témoins :

- Olivier Le Naire : journaliste, auteur du livre Le revenu universel, une idée qui pourrait changer nos vies

- Cécile Renouard : directrice du programme de recherche Conseil en Développement (CODEV) "Entreprises et Développement" de l'École Supérieure des Sciences Économiques et Commerciales, docteur en science politique, membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot.

- Thierry Kuhn : président d'Emmaüs.

- Bernard Friot : professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre, économiste et sociologue.

Olivier Le Naire : « Cette mesure ne favorise pas l'assistanat : c'est le contraire ! »

Le premier témoin appelé à la barre semble tout acquis à la cause du revenu universel. « On sait aujourd'hui que le revenu de base est finançable, au moins jusqu'à 500 euros. C'est un outil formidable pour penser le XXIe siècle globalisé, virtualisé et ubérisé. » Mais le féroce procureur Edin n'est jamais aussi acerbe que dans l'adversité : « Votre belle utopie ressemble à un fourre-tout qui fait consensus à droite comme à gauche. Expliquez-moi : quelle est la bonne version parmi les 200 existantes ? » Olivier Le Naire reconnaît un mélange des genres : « Les débats de la présidentielle volent le débat de fond. Ils sont mal préparés : Hamon a changé 5 fois de définition et son revenu n'a rien d'universel... »

 « Il faut se réapproprier nos destins. Sortir du réflexe de quémander à l'Etat ou de dénoncer les patrons et apprendre à être autonomes »

Le journaliste veut toutefois croire aux vertus de l'idée originelle. « Cette mesure ne favorise pas l'assistanat : c'est le contraire ! La société d'aujourd'hui est remplie de gens marginalisés et de chômeurs auxquels ni les syndicats, ni personne, ne s'intéresse. Le revenu universel d'existence serait une révolution philosophique qui permettrait aux individus d'être socialement reconnus pour leurs activités quelles qu'elles soient et pas uniquement pour leur travail. »

Maître Mao ne se prive pas d'en remettre un couche. « Il s'agirait donc d'une vraie mesure pour lutter contre l'exclusion ? » Le témoin acquiesce, mais pose une condition : il faut préparer les mentalités pour changer notre rapport au travail, ne plus en faire la seule référence pour évaluer notre utilisé sociale. « Il faut se réapproprier nos destins. Sortir du réflexe de quémander à l'Etat ou de dénoncer les patrons et apprendre à être autonomes. Le revenu universel peut fonder une société de l'émancipation. » La foule applaudit, les jurés opinent du chef, seul le procureur suit d'un œil renfrogné Olivier Le Naire qui retourne s'assoir sur le banc des témoins. 

Cécile Renouard : « Un revenu universel ne résout pas le problème essentiel du lien social »

Le procureur retourne au combat et tente l'angle de l'éthique avec le deuxième témoin. « Vous êtes philosophe : un revenu versé sans condition de mérite, aussi bien aux enfants de madame Bettencourt qu'à un jeune d'Aubervilliers vous parait-il moral ? » Cécile Renouard ne répond pas directement à la question : « Ce qui compte, c'est d'avoir les moyens de se réaliser et de mener une vie digne. C'est une question d'équité, car nous avons tous reçu la Terre et la nature en héritage, ainsi que le travail des générations précédentes. » Question réthorique du procureur : « Et 500 euros par moi suffiraient pour mener une vie digne ? Ne vaut-il pas mieux partager équitablement la richesse issue du travail plutôt que de donner un revenu qui servira de prétexte aux rabotages sur les salaires et autres allocations ? » Le témoin valide l'analyse cachée du procureur en mettant en garde contre le risque de reprise par les ultralibéraux du revenu universel. « Il faut réfléchir différemment à la façon dont on partage la richesse. On pourrait soumettre au débat public un plafonnement des salaires avec un écart de facteur 12 : gagner en un mois ce que d'autres gagnent en un an est déjà considérable. Rien ne justifie d'un point de vue éthique les écarts actuels. Réduire ces écarts par l'impôt permettrait en outre de financer le revenu universel... »

« N'oublions pas que le besoin d'inclusion sociale est un élément central pour les gens précaires et marginalisés. Un revenu ne peut être qu'une partie de la solution »

Maître Mao essaye alors d'atténuer les réserves entendues sur les risques de dérives ultralibérales du revenu universel. « Un filet de sécurité financier assure aussi une capacité de négociation plus forte et plus d'autonomie au travailleur, non ? » Cécile Renouard préfère rester prudente : « Plus d'autonomie oui, mais un revenu universel ne résout pas le problème essentiel du lien social. N'oublions pas que le besoin d'inclusion sociale est un élément central pour les gens précaires et marginalisés. Un revenu ne peut être qu'une partie de la solution. » Une transition parfaite pour appeler à la barre le prochain témoin, directement concerné par cette problématique.

Thierry Kuhn : « Seul, le revenu de base ne fait pas sortir de la pauvreté »

Sur la question du lien social, le patron d'Emmaüs France accorde un rôle prépondérant au travail. « Nous concevons le travail comme une activité foncièrement solidaire. Les individus accueillis comme compagnons chez nous ne sont pas là juste pour recevoir, mais exercent une activité utile à la communauté. Cela leur confère un sentiment d'appartenance fort. » Le procureur se rue dans la brèche : « Le revenu universel n'est-il pas d'une lâcheté absolue, n'est-il pas une forme de renoncement face au capitalisme, qui rogne sur le travail alors qu'il y a énormément d'occupations vacantes dans la société ? ». Thierry Kuhn abonde dans le même sens : « Cela peut être le cas si le revenu universel est perçu comme un minima social car on culpabilise les gens en les rendant inactifs. La richesse a augmenté de façon exponentielle, elle doit être partagée, mais le travail doit l'être dans le même temps. »

« Il y a un formidable potentiel d'activités solidaires dans ce pays qui pourrait être stimulé par un revenu universel »

« Pourtant, Emmaüs a installé une allocation communautaire, qui fonctionne comme un revenu universel à petite échelle », fait remarquer l'avocat Mao. Sauf qu'avec l'allocation d'Emmaüs, la notion de communauté change tout : « Donner du sens, participer à la construction d'un destin commun, c'est fondamental. Seul, le revenu ne fait pas sortir de la pauvreté. » Ultime concession à la défense de Thierry Kuhn, avant de lâcher la barre : « 14 millions de Français sont déjà dans le monde associatif. Il y a un formidable potentiel d'activités solidaires dans ce pays, qui pourrait être stimulé par un revenu universel. » 

Bernard Friot : « Le revenu universel est une arme de guerre contre le salaire à vie »

Le dernier témoin est le meilleur atout du procureur. Bernard Friot se lance, à la barre, dans un plaidoyer en faveur du salaire à vie, déjà accordé de fait, selon lui, à 18 millions de Français : « Les fonctionnaires, les libéraux de santé, la moitié des retraités et certains secteurs privés, dont les syndicats, ont imposé un droit à la carrière... On pourrait généraliser ce salaire à vie à l'ensemble de la population dès 18 ans. Le salaire pourrait être échelonné entre 1500 et 6000 euros (on n'a pas besoin de gagner plus), avec la garantie de ne pouvoir que monter les échelons. » Le procureur n'a plus qu'à passer les plats : « Et pourquoi le revenu universel serait un piège ? ». Réponse de l'économiste : « Le revenu universel est une arme de guerre contre le salaire à vie. Être parent, être acteur de santé ou bénévole, c'est produire de la richesse qui n'est pas du capital. Or, cette richesse a été progressivement transformée en coût et en allocations : c'est une négation de notre richesse créative. Et le revenu universel est l'aboutissement de cette logique. »

 « Ce n'est pas avec 800 balles par mois qu'on va libérer les gens du travail »

Maître Mao essaye de ramener le débat sur l'enjeu de l'autonomie et de la liberté des individus, mais Bernard Friot est peu conciliant. « L'envie de liberté, de sortir de la logique capitaliste est extrêmement forte dans une certaine frange de la jeunesse. Mais ce n'est pas avec 800 balles par mois qu'on va les libérer du travail. Tant que l'outil de travail reste la propriété des capitalistes, les meilleures initiatives open source ou solidaires seront toujours accaparées par les grands industriels. » Sur cette dernière diatribe, qui fleure bon le communisme à l'ancienne, le témoin cède la place au procureur, gonflé à bloc pour son réquisitoire. 

Réquisitoire du procureur Edin : « Quémander un revenu universel reviendrait à agiter le drapeau blanc au pire moment de la bataille »

La ferveur et le débit infernal du procureur empruntent d'emblée au champ lexical de la guerre pour occire le revenu universel. Le jury est appelé à éviter « le piège d'une énième ruse néolibérale » visant à contrecarrer « la révolte sociale qui s'organise, se multiplie, essaime » et fait peser des menaces de changement sur « les paradis fiscaux, les patrons voyous, les assassins de la justice sociale ». Face à la grogne populaire donc, le grand capital aurait trouvé la parade, ou plutôt la soupape : « Ils sortent le chéquier et ajusteront le montant pour qu’il suffise à acheter un écran plat, des bières et des chips. La misère le ventre plein ne fait pas la révolution, c’est vrai depuis les romains. Panem et circenses hier, Mc Do et Hanouna aujourd’hui. »

« N'a-t-on pas besoin d'une révolution énergétique et agricole pour sauver la planète ? »

Deuxième piège du revenu universel selon le procureur : en plus de coûter très cher, il serait bien trop court pour sortir de la pauvreté. « Un revenu de 600 euros par mois, alors que le seuil de pauvreté est situé au-dessus de 1 000 euros, ça ne sortirait personne de la pauvreté, en plus d'être une gabegie sans nom ! » La solution, pour le procureur, consiste à détourner les yeux du chiffon rouge du revenu universel pour s'attaquer aux écarts de salaire, « une confiscation morbide » des hyper-riches. Alors que « 8 ploutocrates » possèdent autant d'argent que la moitié de la population, quémander un revenu universel, « des miettes du capital », reviendrait à « agiter le drapeau blanc au pire moment de la bataille ».

Le tribun estime plus efficace de se battre pour l'emploi, « droit constitutionnel en 1946 ». Car l'avenir appelle la main d'œuvre : « N'a-t-on pas besoin d'une révolution énergétique et agricole pour sauver la planète ? » Le procureur enjoint donc le jury à choisir les millions d'emplois voués à apparaître et l'universalité de la justice sociale plutôt que celle « d'une obole » concédée par le capital. 

Plaidoirie de maître Mao : « Non, le revenu universel n'est pas la roue de secours du capitalisme mais la condition de son dépassement »

Le calme de l'avocat de la défense contraste avec la diatribe martiale du procureur. Les chiffres qu'il assène n'en sont que plus tranchants : « 5 millions de chômeurs en France, 9 millions de pauvres, 87 % d'embauches en CDD. » Maître Mao en est persuadé : « la religion de la croissance et le mythe du retour prochain du plein emploi » sont une impasse. Au lieu de s'y enferrer, mieux vaut « changer de logiciel et de modèle de société » pour « rendre la redistribution des richesses plus efficace ». Cette utopie concrète, c'est le revenu universel.

La productivité a été multipliée par 10, voire par 100 en un siècle. La robotisation et les intelligences artificielles rendent inéluctables l'automatisation du monde. Solution de l'avocat : le revenu universel qui « libère le travail du carcan de l'emploi », permet plus de souplesse et de valorisation des savoirs dans un monde où l'emploi à temps plein ne sera plus la norme. « C'est une société plus apaisée et plus collective qui se dessine. Avec le revenu de base, plus besoin d'arracher la chemise de son patron. Chacun pourra choisir son destin ! »

« Soyez indulgents, nous vivons seulement la préhistoire du revenu universel et nous avons encore du mal à imaginer l'étendue des possibles de cette mesure socialement audacieuse, qui pourrait bien changer nos vies... »

Finis les « bullshit jobs » et les métiers subis. Finie également la stigmatisation des exclus et le discours sur l'assistanat. « Ce n'est plus un revenu pour exister mais un revenu parce qu'on existe ! » Et pour couper court aux caricatures, maître Mao rappelle que les premiers retours d'expérience signalent que seuls 5 % des bénéficiaires d'un revenu universel choisissent l'oisiveté.

Après ces circonvolutions, l'avocat s'attaque enfin frontalement aux arguments du procureur. « Non, le revenu universel n'est pas la roue de secours du capitalisme mais la condition de son dépassement. » C'est la piste la plus crédible, selon lui, pour réorganiser la société et l'économie dans un monde aux ressources finies. « C'est la meilleure et, à vrai dire, la seule piste pour dessiner un avenir plus juste, conclut maître Mao. Et puis soyez indulgents. Nous vivons seulement la préhistoire du revenu universel et nous avons encore du mal à imaginer l'étendue des possibles de cette mesure socialement audacieuse, qui pourrait bien changer nos vies... » 

VERDICT : 4 - 0 pour le revenu universel, « pour repenser la place de chacun dans la société »

Après une délibération particulièrement longue, le jury est entré dans les annales du Tribunal pour les générations futures puisque pour la première fois, l'un des jurés s'est déclaré incapable de se prononcer, trop tiraillé par les arguments des deux tribuns. Pour les quatre autres en revanche, le revenu universel apparaît comme une mesure socialement efficace « pour repenser la place de chacun », « pour lutter contre la précarité » et aussi parce qu'il s'agit désormais « d'essayer autre chose » face à l'impasse dans laquelle semble empêtré notre modèle social.

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