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« Notre système démocratique s'apparente davantage à une aristocratie élective »

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  • Démocratie
Résumé Tristan Rechid, avec Fréquence Commune, anime des expérimentations de démocratie réellement participative dans toute la France. Pour que les habitant·es soient au cœur des décisions. Explications, à travers des exemples inspirants !
Billet
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Engagé dans différents mouvements d'éducation populaire depuis 25 ans, Tristan Rechid est co-initiateur de la liste collégiale et participative de Saillans durant les élections municipales de mars 2014. Dès 2015, il part sur les routes de France pour promouvoir l’émergence de listes participatives en vue des élections municipales de 2020. Aujourd’hui, elles sont plus d’une centaine aux manettes ! Pour Tristan, « le politique, c’est l’habitant·e, l’élu·e. est son représentant » Comment alors recueillir et animer cette pensée politique des habitant·es ? Comment passer d’une somme d’intérêts individuels à l’intérêt général ? Comment décider à plusieurs ? C’est que qu’il nous explique, à travers des exemples inspirants, sans pour autant nier les difficultés !



- Quel est ton constat aujourd’hui sur notre régime politique, notre démocratie ?

On est dans une drôle de situation où on considère comme un fait établi qu’on est en démocratie. Cette « démocratie » fait partie d’un imaginaire, admis par tous, et n’est pas questionné. Pourtant, si on prend la définition de Lincoln, « le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple », on n’y est pas du tout ! Mais si tu remets ça en question, si tu dis qu’on n’est pas en démocratie, il y a tout de suite une levée de boucliers, et on entre dans la caricature, la comparaison avec les dictatures, etc. Oui, on est dans une société qui garantit les droits individuels, c’est un fait, et c’est la grande différence avec une dictature. Par contre, on est dans un régime politique représentatif, qui a choisi l’élection comme modalité de choix de ses représentants – on aurait pu choisir le tirage au sort par exemple. Notre système démocratique s'apparente davantage à une aristocratie élective. On a un système de sélection de nos élu·es basé sur le mérite : il faut être sorti des bonnes écoles pour accéder aux places importantes. On voit quand même que nos représentants, ce sont toujours les mêmes ! C’est un peu différent au niveau local, mais c’est souvent une sorte de baronnie qui prend la main sur les élections. Et c’est un système qui s’entretient : il semble normal que les élu·es restent en place durant plusieurs mandats, plutôt que d’envisager un renouvellement régulier.

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Autre raison pour laquelle on n’est pas réellement en démocratie : le régime ne nous permet d’exprimer notre voix qu’une fois tous les cinq ou six ans. Sans mandat impératif [mode de représentation dans lequel les élu·es ont l'obligation de respecter les directives de leurs électeurs, ndlr], sans possibilité de révocation des représentant·es. Les citoyen·nes sont complètement destitué·es de leur pouvoir entre deux élections. Il n’y a aucun moyen de contrôler, d’influer sur les décisions.
« On a mis en place un tas de dispositifs de démocratie participative, mais ils n’impactent jamais les décisions ! »

Alors, pour compenser ces limites, et cette crise de la représentativité, a été inventée la démocratie participative. On a mis en place tout un tas de dispositifs, des conseils de quartiers, des conseils citoyens... Mais les études en sciences politiques aujourd’hui montrent qu’ils ont deux grands défauts : ils n’impactent jamais la décision, et ce sont toujours les mêmes personnes qui participent. On reproduit le système de représentation, avec les gens volontaires qui viennent se saisir de ces dispositifs.

- Comment faire alors pour que les citoyen·nes participent réellement aux décisions ?

Ce qu’on essaie de faire avec Fréquence Commune, c’est de s’emparer des règles du jeu, et de voir à quel endroit on a des marges de manœuvre pour faire de la participation, pour augmenter la capacité des gens à agir.
J’ai accompagné plus de 200 listes participatives, qui souhaitaient souvent mettre l’expérimentation démocratique au cœur de leur programme. On a eu de nombreuses victoires, beaucoup de listes ont remporté les élections en 2020. On est passé de deux communes – Saillans en Drôme et Kingersheim en Alsace – à une petite centaine aujourd’hui. La plus grosse commune de notre réseau est Poitiers, avec près de 100 000 habitant·es !

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« Les équipes qui arrivent veulent remettre en question la pyramide très verticale avec le maire au sommet »

Avec les nouvelles équipes municipales, on travaille à plusieurs niveaux. Le premier, c’est la collégialité. On se retrouve avec des équipes qui arrivent en voulant remettre en question la pyramide très verticale avec le maire au sommet, et qui veulent décider ensemble. Mais elles s’aperçoivent qu’il ne suffit pas de le décréter, c’est très compliqué de décider à 25 ! C’est vachement plus simple quand c’est le maire qui décide et les autres qui exécutent. Donc le premier travail avec la plupart des équipes, c’est sur la gouvernance partagée.

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Les élu·es font également appel à nous pour permettre aux habitant·es de s’impliquer dans les décisions. À Poitiers ou à Uzès [dans le cadre de la démarche Territoires d’Expérimentation, engagée par le Mouvement Colibris, ndlr], on propose des dispositifs d’assemblée citoyenne. Mais pour éviter que les élu·es se sentent dépossédé·es de la décision, on prône le travail associé, c’est-à-dire qu’on va constituer un groupe avec des habitant·es, des agent·es, et des élu·es. Et c’est ce groupe qui va construire, pas à pas, une réponse à la question qui est posée. Les élu·es viennent avec leurs envies, leurs limites. Les agent·es viennent avec les contraintes, administratives, financières, techniques, sur le projet. Et les habitant·es viennent eux aussi avec leurs envies politiques, leurs intérêts individuels, et seront appelé·es à les transcender, pour aboutir à un projet collectif.
« Les habitant·es sont appelé·es à transcender leurs intérêts individuels pour aboutir à un projet collectif. »

- Comment fonctionne une assemblée citoyenne type ?

On ne vient pas avec une assemblée type. Dans une première phase de préfiguration, on fait travailler les gens sur l’assemblée qu’ils souhaitent. On dessine avec le groupe la future assemblée : qu’est-ce que vous voulez en faire ? Quelle est son intention ? Et c’est drôle, il y a une forme d’impensé là-dessus, quand tu poses ces question, il y a souvent un blanc ! Il peut y avoir plein d’intentions différentes ! En interne à Fréquence Commune, on a construit différents types d’assemblées, avec des intentions différentes.
« Il ne suffit pas que Macron dise "les propositions seront transmises sans filtres", ce n’est pas très précis. »

Faire une assemblée pour faire participer les gens, ça ne veut rien dire, il faut être plus précis dans les termes. Pour parler de la Convention citoyenne pour le climat, le processus de co-construction, de montée en expertise des citoyen·nes, a très bien marché. Ce qui a buggé, c’est le lien avec la décision. C’est un processus qui doit être très détaillé si on veut qu’il soit réellement démocratique. Il ne suffit pas que Macron dise « les propositions seront transmises sans filtres », ce n’est pas très précis. Quand on définit les règles de fonctionnement des assemblées citoyennes, ça peut faire quatorze pages ! Il faut être très précis sur comment vont se croiser le travail de l’assemblée et celui du conseil municipal. Les allers-retours doivent être permanents. Le boulot des élu·es de l’assemblée sera de faire remonter les travaux au reste des élu·es, puis de faire redescendre leurs réactions, leurs contraintes politiques à l’assemblée. Les agent·es vont faire la même chose, sur les dimensions techniques, financières et administratives. Au finale, c’est bien l’assemblée qui construit son projet, à l’aune des contraintes.
« Merci d’avoir participé, mais on ne va pas faire ça ! »

Souvent, dans les circuits traditionnels de démocratie participative, on considère que c’est bien trop compliqué pour les habitant·es, tout ça. On réunit des habitant·es, on leur demande leur avis, et ensuite, on revient vers eux – dans le meilleur des cas ! – en leur disant « on a bien entendu, mais il y a cette contrainte politique, cette contrainte technique, donc on ne va pas faire ça. On comprend, vous n’avez pas les compétences. Mais merci d’avoir participé ! » Nous, on va permettre aux habitant·es de s’emparer des contraintes, de monter en compétences. Et je suis convaincu qu’en faisant ça, on crée de futur·es élu·es. Il y a une espèce de cercle vertueux dans ce type de démarche, et ça peut venir rompre cet enkystement d’élu·es qui enchaînent un quatrième, un cinquième mandat... qui vont pouvoir être remplacé·es par des habitant·es !

- Ce sont souvent les catégories populaires qui sont moins représentées dans les instances politiques classiques. Réussissez-vous à ce qu’elles le soient plus dans ces expérimentations ?

Il y a en effet un écueil de ce côté-là, parce qu’il y a, je pense, une grande perte de confiance. Mais nos modalités tentent d’apporter des solutions. On s’appuie énormément sur le tirage au sort, sur lequel on va appliquer des quotas : parité de genre, âge, catégorie socio-professionnelle, géographie... On va essayer d’avoir l’assemblée la plus représentative possible, qui accueille la diversité du territoire. Ensuite, on fait du porte-à-porte. Sur l’expérience de Poitiers, et sur d’autres, ç’a été d’une efficacité énorme. On arrive à 40 % de réponses positives, alors que si tu téléphones ou si tu envoies un courrier, tu es à 6 %... C’est le jour et la nuit ! Les 6 % qui répondent, tu sais que ce sont les habitué·es. À 40 %, tu es avec des personnes que tu ne voyais pas, dont c’est la première expérience participative. De plus, on tire au sort sur le cadastre, on ne se limite pas aux listes électorales, pour intégrer les gens qui ne sont pas inscrits, et se désintéressent de la vie politique. Et ça inclut aussi les étrangers ! Toutes les personnes qui résident sur le territoire sont les bienvenues.

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Porte-à-porte avec des élu·es de Poitiers pour aller chercher les 30 habitant·es tiré·es au sort pour la future assemblée citoyenne.

- Quels changements cela produit-il chez les personnes qui participent ? (Re)trouvent-ils la foi en la démocratie ?

Ça ne fait que deux ans que ces listes ont été élues, donc on n’a pas beaucoup de recul. Mais les quelques expériences qu’on a le montrent très clairement. Un exemple : on frappe à la porte d’une jeune femme de 25 ans, qui a été tirée au sort. La première chose qu’elle dit c’est : « je n’ai aucune confiance dans ce système politique pourri, je n’ai jamais voté ». Après trois mois de travail sur la préfiguration de l’assemblée citoyenne de Poitiers, elle nous a déclaré qu’elle s’investirait dans la future liste participative ! Alors, on ne peut pas en faire une généralité, bien sûr, mais je pense que ce type de démarche produit ce genre de transformation.
« Si tu fais les choses dans ton coin, avec ton cabinet, tu ne touches pas du doigt l’intérêt général. »

- Ce type de dispositif permet-il, d’après toi, d’aller vers une véritable démocratie, garante de l'intérêt général ?

Pour moi, la démocratie c’est la délibération. Il faut essayer de mettre les individus les uns en face des autres, en allant chercher le désaccord. Face à un sujet, chaque habitant·e se positionne différemment en fonction de ses intérêts propres. Le processus démocratique revient justement à faire se confronter ces intérêts individuels, pour aller à la recherche de l’intérêt collectif. Il est utopique de penser qu’un·e élu·e est porteur·euse de l’intérêt général. Si tu fais les choses dans ton coin, avec ton cabinet, enfermé dans ton bureau et en faisant des sondages de temps en temps, tu es à l’écoute des lobbys, de ta pensée personnelle, mais tu ne touches pas du doigt l’intérêt général. Il me semble que l’assemblée citoyenne est le lieu où peut être mené ce nécessaire travail de délibération.

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L'assemblée citoyenne de Poitiers vote pour déterminer le sujet qui sera travaillé en 2023.

- Quels sont les écueils que l’on peut rencontrer ?

Il y en a plusieurs. Tout d’abord, l’absence de volontarisme des élu·es, qui ne sont pas encore suffisamment nombreux·euses à tenter ce genre d’expérimentation. Dans la culture politique française, que ce soit au niveau national ou local, il y a la recherche de la femme ou de l’homme providentiel, difficile à dépasser. Ce changement culturel est déjà initié par quelques communes précurseurs, mais le changement d’échelle reste difficile à emmener.

Il y a aussi la reconnaissance du travail de l’assemblée qui, lors de ce travail de co-construction, vient imposer une décision. Sauf que selon notre Constitution, le conseil municipal est décisionnaire. Pour s’assurer que le travail de l’assemblée soit réellement pris en compte, il faut que les élu·es jouent le jeu. Or, ils peuvent tout à fait récupérer ou influencer la décision, ou décider lors du conseil municipal de faire différemment. Il faut qu’il y ait un engagement réel de leur part, avec une envie de bousculer la norme.

Il faut également faire attention aux rapports de domination : de genre, d’expertise, de légitimité... Déconstruire les croyances et restaurer le pouvoir d’action des habitant·es, qui estiment souvent qu’ils n’ont pas la légitimité. Cette confiance-là s’acquiert mais demande du temps. Il faut rester vigilant·e et chercher un équilibre vertueux des rapports de forces, afin que d’un côté, les agent·es et les élu·es ne prennent pas la main sur l’assemblée et, de l’autre, permettre l’émergence de projets intéressants. La qualité de l’animation est cruciale.
« Le principal problème, c’est le temps disponible »

Mais le principal problème, commun aux élu·es, aux agent·es et aux habitant·es, c’est le temps disponible. D’où la nécessité de faire des réunions efficaces, qui ne s’éternisent pas.

- Comment, pour toi, transformer notre régime politique, pour aller vers une vraie démocratie ?

Je m’intéresse plutôt au niveau local, car l’expérimentation y est possible, avec un potentiel effet de contagion. Je pense que l’essentiel de l’influx passera par le local, et que les autres échelons – départemental, régional, national – suivront. Pour changer le système, mon travail et celui de Fréquence commune sont d’accompagner les expérimentations démocratiques vertueuses, les rendre possible, puis les raconter pour provoquer le désir. Pour les prochaines élections municipales en 2026, nous aimerions des milliers de listes participatives !


Dans le cadre de la campagne Nouvelle (R), nous invitons chacun·e d’entre vous à participer à la réflexion ! Donnez votre avis sur les grandes orientations à donner à l’éducation, participez à notre grande consultation !

Propos recueillis par Gregory David. Merci à Julia Balashazy pour la retranscription !

Pour aller plus loin

- Gouv' your body, une expérience immersive de la démocratie, pour les jeunes entre 16 et 30 ans. Le 5 novembre à Paris.
- Le site de Tristan Rechid
- Le site de Fréquence Commune, et notamment ces deux articles :
- « Pourquoi lancer des Assemblées Citoyennes ? – L’exemple de Poitiers », de Thomas Simon, janvier 2022.
- « Les incivilités : un sujet inattendu pour l’Assemblée citoyenne et populaire de Poitiers… », d'Ondine Baudon, octobre 2022.
- Le Mooc « Quelle démocratie pour demain ». Tristan Rechid intervient dans le module 6 « Nos territoires réinventent la démocratie ».
- Webinaire Renouveau démocratique dans les communes Des élu·es témoignent de leurs expériences : comment ils se sont organisés, quelles formes ont pris les expérimentations (assemblées citoyennes, conseils des d’habitant·es…), quelles difficultés ils ont rencontrées, ou quelles forces ils ont pu développer sur leur territoire.
- Documentaire « J’irai voter pour nous », de Manon Bachelot, 2020, en libre accès.
À Montpellier, une équipe de citoyen·nes novices en politique veulent gagner la bataille des municipales de mars 2020. Ils se préparent pendant deux ans à cette échéance en faisant le pari de faire de la politique autrement.

- Le film « Commune commune », de Sarah Jacquet et Dorine Brun en salles le 7 décembre.
Aux élections municipales de 2014, dans la Drôme, les citoyen·nes de Saillans confient la mairie à une liste proposant un partage du pouvoir entre élu·es et habitant·es. À l’heure d’un certain désenchantement politique, l’espoir suscité par cette victoire est immense. Cinq ans plus tard, alors que les élections municipales approchent, le village se réunit pour tirer un premier bilan de cette expérimentation politique...