Entretien avec Marine Calmet
« Nous devons reprendre la tutelle de nos écosystèmes face à cet État incapable d’assurer leur santé et leur sécurité »
Marine Calmet, est avocate de formation, juriste, et cofondatrice de Wild Legal, une association qui œuvre pour la transition juridique et les droits de la Nature. Face à l’incapacité des gouvernements successifs à se mobiliser pour répondre à l’urgence écologique, elle invite, dans son livre « Devenir gardiens de la Nature », à regarder notre société à travers les yeux des Premières Nations. Elle nous enjoint à accomplir une transformation majeure en enracinant la communauté humaine dans celle du Vivant en bâtissant une société reposant sur de nouvelles normes respectueuses des droits de la Nature et de notre planète. Une démarche résolument en phase avec celle du Mouvement Colibris !
- Peux-tu nous raconter l’aventure de Wild Legal ? Quel est l’objectif de l’association ?
L’association a été créée en 2019, autour de personnes convaincues que le droit est outil indispensable pour la transition écologique. Le droit, tel qu’il est aujourd’hui, donne un blanc-seing à ceux qui détruisent le vivant. Il permet à des projets polluants de se monter en toute légalité. Face à cet échec, il faut refonder un droit qui se base sur les lois du vivant, et qui intègre les limites planétaires.
C’est le message porté par le mouvement des droits de la Nature qui se diffuse depuis une dizaine d’années un peu partout dans le monde, en Équateur, au Canada, en Bolivie, en Ouganda, en Australie… et Wild Legal fait sa part pour qu’il puisse s’implanter sur le territoire français. Nous développons plusieurs leviers d’action. D’une part une école, pour enseigner ces concepts de droits de la nature, pas seulement aux juristes, mais aussi aux élus, aux associations, aux citoyens. Nous avons pour cela notre petit manuel des droits de la nature, et nous travaillons actuellement à un Mooc, une formation en ligne. Nous avons aussi mis en place un programme de formation par l’action, pour les étudiants en droit : nous organisons pour cela des procès simulés, basés sur des faits réels, en partenariat avec des associations qui mènent des luttes locales. Les étudiants font des recherches, se forment, en attaque comme en défense, pour aboutir à une stratégie juridique et la construction d’un plaidoyer.
"Le droit, tel qu’il est aujourd’hui, donne un blanc-seing à ceux qui détruisent le vivant"
Cette année, nous avons travaillé avec L214, pour les droits des animaux d’élevage, et l’association Sauvegarde Trégor Goëlo Penthièvre, association de préservation du littoral breton, qui lutte contre les algues vertes en Bretagne. Nous cherchons à démontrer avec ce procès le lien entre santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes. C’est le concept de « One Health », de santé planétaire. Le procès simulé a eu lieu le 25 juin dernier, à la Cité Fertile à Pantin.
Les étudiantes en pleine préparation du procès-simulé
Procès-simulé : Marées vertes et droit animalier en Bretagne Nord
Qu’arriverait-il si les animaux et les écosystèmes de Bretagne pouvaient intenter une action civile contre les exploitations porcines intensives et les coopératives agricoles, responsables des conditions de vie des porcs et de la pollution aux algues vertes ?
Aboutissement d’un an de travail et de collaboration entre étudiants en droit, associations et experts, cet événement propose de découvrir les controverses et les enjeux autour de la question des droits fondamentaux des animaux et des écosystèmes aujourd’hui menacés par les activités agro-industrielles.
Au vu de l’insuffisance du droit actuel pour résoudre le problème des conditions d’élevage et de la pollution des marées vertes, qu’adviendrait-il si les animaux et les rivières étaient reconnus comme sujets de droit à part entière ?
Le procès simulé permet de poser ces questions en conditions proches du réel : ce modèle agricole reposant sur l’exploitation du vivant pourrait-il alors être reconnu responsable de violations des droits individuels des animaux d’élevage et des écosystèmes aquatiques bretons ?
À l'issue de ces audiences, l’intégralité des travaux réalisés par l’association et les étudiants sera mise à disposition des associations L214 et Sauvegarde du Trégor dans la perspective d’une action en justice.
Voir la rediffusion du procès
Plus d’infos sur la campagne, et sur les propositions juridiques
- Quelle est la prochaine étape de cette campagne ?
Nous enverrons les travaux et les conclusions aux associations pour leurs actions en justice, mais aussi à la presse, pour sensibiliser le plus grand nombre. Nous ferons une campagne de lobbying auprès des parlementaires fraîchement élus, avec des propositions sur les droits fondamentaux des animaux et de la nature que nous souhaitons voir inscrits dans la loi.
"Certains pays sortent enfin de cette vision étriquée dans laquelle les animaux sont des objets à la disposition des humains."
Nous voulons aussi publier un manuel sur la question des droits fondamentaux des animaux, pour montrer les évolutions juridiques possible, et montrer ce qui se passe ailleurs dans le monde, en Argentine, aux États-Unis, dans d’autres pays qui commencent leur mue juridique, et qui sortent enfin de cette vision étriquée dans laquelle les animaux sont des objets, des choses à la disposition des êtres humains.
- Les prochains projets de l’association ?
Après trois éditions co-développées avec des organisations partenaires, nous avons ouvert pour la première fois un appel à candidatures pour définir le thème de la 4e saison de procès-simulés. L’objectif est désormais de permettre à chaque citoyen·ne, association, institution ou entreprise de candidater à notre offre de partenariat juridique, stratégique et médiatique autour de leurs problématiques dans le cadre du mouvement pour les droits de la Nature. Les dossiers ont été déposés, et sont en cours d’examen ! Le thème du prochain procès sera annoncé à la rentrée.
- Ton voyage en forêt amazonienne, au contact de peuples premiers de Guyane française, t’a profondément marquée. Tu écris dans ton livre : « Ça m’a appris que ce qu’on prend pour acquis ne l’est pas, comme la propriété privée, inexistante pour eux. Elle est le résultat de notre développement industriel. Une fois que tu as compris ça, tu ne te poses plus de limites à ce que tu peux créer grâce au droit. On peut et on doit être créatif. » Quel serait un droit idéal, une constitution idéale pour toi ?
Ce serait une Constitution qui, comme en Équateur, reconnaît les droits fondamentaux de la Terre, et notre responsabilité en tant que membre de la communauté des vivants. Un droit qui serait encadré par les limites planétaires, par la capacité du vivant à se régénérer. Une justice « bioperspectiviste », qui cesserait d’être centrée sur l’humain, et intègrerait les droits des non-humains, et des écosystèmes.
Mon approche est profondément liée à ma rencontre avec les peuples autochtones en Guyane, avec lesquels j’ai travaillé sur la question de l’orpaillage. Pour les colons occidentaux, la quête de l’or fut vécue comme un possible eldorado, l’espoir de faire fortune en exploitant la terre, tandis que pour les peuples premiers, c’est l’histoire d’une triste rencontre avec une pseudo modernité, morbide et cupide.
L'orpaillage illégal, un désastre écologique et humain
Peux-tu nous parler de votre travail sur la question ?
La logique de prédation sur laquelle repose la plupart des secteurs économiques de notre société – l’élevage, l’exploitation minière… – est très forte car leurs profits dépendent de la domination de la terre et du vivant. Il est donc important de montrer leur obsolescence en donnant à voir des modèles alternatifs, viables et enviables. En Guyane, le collectif Or de Question, qui lutte contre le projet de Montagne d’or, a montré qu’il existe des secteurs bien plus porteurs que l’industrie minière, d’un point de vue économique et social, et plus respectueux du vivant. Ce travail a été corroboré par une étude publiée par le cabinet Deloitte* – qui n’est pas connu pour être un repère d’anarchistes écologistes ! – en 2018. La permaculture, l’agroforesterie, la pêche durable, mais aussi le domaine culturel, comme le cinéma, ont des effets bien plus positifs sur le territoire que l’extraction minière, qui est classée bonne dernière, car vorace en investissement public, rendant très peu au territoire en retombées fiscales, et dont des conséquences sanitaires et écologiques sont dramatiques pour ses habitants, humains et non-humains.
"Il existe des secteurs bien plus porteurs que l’industrie minière, d’un point de vue économique et social, et plus respectueux du vivant."
La mine est un boulet pour la Guyane, il faut se libérer des industries du passé pour pouvoir déployer un nouveau modèle, à la fois en accord avec le fonctionnement du vivant, et qui réponde aux besoins de bien vivre des territoires.
- Avec notre campagne Nouvelle (R), le Mouvement Colibris expérimente, avec ses partenaires, la bascule de territoires pilotes, avec le plus grand nombre possible de parties prenantes : élu·es, agents publics, expert·es, associations, et bien sûr les citoyen·nes. Que penses-tu de cette démarche ?
Je pense que c’est extrêmement important d’être sur les territoires, parce que ça permet une diversité d’expérimentations. Prendre en considération l’identité et les besoins de chaque écosystème et des peuples qui les habitent. C’est très fertile en terme de stratégie. Ça permet une diversité dans les actions, et une richesse bien plus grande qu’un simple plaidoyer national. Pour moi, il faut que ce soit malléable, agile, adapté à chaque lieu, quand on propose des solutions. On ne peut pas mener la même politique agricole en Guyane ou dans le Var ! On doit s’appuyer sur les personnes présentes, qui connaissent et qui agissent sur les territoires.
Il y a aussi de nombreux·ses maires qui cherchent des pistes pour pouvoir agir, en dehors de leurs prérogatives. Ils prennent par exemple des arrêtés antipesticides (ce que le Conseil d’État a interdit en 2021). Ce sont des démarches que vous pourriez soutenir ?
Oui tout à fait. Notre but est de fournir des outils juridiques au service des acteurs de terrain. Avec notre programme pour les droits des rivières sauvages par exemple, nous nous appuyons sur le droit actuel pour proposer des solutions novatrices pour chaque territoire. On est dans un lien réciproque : grâce à la confiance des acteurs de terrain, nous pouvons nous permettre d’expérimenter, de voir quelle stratégie juridique est la plus efficace, la plus adaptée à la situation, et en retour on fournit une expertise juridique permettant d’appliquer les concepts des droits de la nature, pour améliorer concrètement leur situation. Le but est de se nourrir les uns les autres, associations, élus, institutions, nous devons tous opérer une mue juridique et politique…
La Loire, un fleuve sauvage. Ici, vue du Pont-canal de Briare.
- Le plaidoyer, auprès des parlementaires notamment, peut-il aussi être un levier ?
Sous l’ancienne mandature, la majorité très forte LREM pouvait légiférer en se passant des groupes minoritaires, cela été compliqué – voire impossible – de se faire entendre. Par exemple, sur la question de la reconnaissance du crime d’écocide en droit français, l’ensemble des partis de gauche étaient d’accord avec nos propositions, et ont déposé des amendements en ce sens, mais la majorité a tout rejeté. Pire, elle en a même déformé les objectifs et la volonté initiale, pour « greenwasher » notre proposition.
"Sous l’ancienne mandature, cela été compliqué – voire impossible – de se faire entendre."
On sait aujourd’hui qu’on peut convaincre les blocs à gauche de l’urgence de transformer notre droit. C’est plus compliqué du côté des libéraux et des tenants de la croissance économique malheureusement. On espère que la nouvelle configuration de l’Assemblée Nationale permettra plus de succès, car clairement la nature en a besoin !
- Dans une conférence, tu fais le parallèle entre être parent et être gardien de la nature. Les jeunes parents ne sont peut-être pas légitimes techniquement pour s’occuper d’un bébé, mais ils sont liés par l’amour, la responsabilité. C’est la même chose pour les humains et la planète ?
Tout à fait. Aujourd’hui, l’État est censé être le garant de nos forêts, de nos rivières, de notre héritage écologique et de l’intégrité de nos territoires. Or on se rend bien compte que dans de nombreuses situations, comme en Guyane française où l’industrie minière cause des ravages immenses avec les encouragements de l’État, il a failli à sa mission. En droit il y a des mécanismes pour cela : quand le tuteur légal d’un enfant faillit à sa mission, on lui enlève la garde. Nous les citoyens, les gardiens de la nature, devons reprendre la tutelle de nos écosystèmes face à cet État incapable d’assurer leur santé et leur sécurité. C’est un appel à prendre nos responsabilités, et à endosser un rôle dans notre société qui nous dépasse en tant qu’individu, qui nous relie aux autres, humains et non-humains.
"Nous, les citoyens, devons reprendre la tutelle de nos écosystèmes face à cet État incapable d’assurer leur santé et leur sécurité."
- Au Mouvement Colibris, avec la campagne Nouvelle (R), nous voyons la question démocratique comme incontournable. Les élites se sentent souvent comme seules légitimes à gérer le territoire, mais les citoyen·nes sont mieux placé·es pour juger du bien commun que les experts. Ils doivent s’emparer du pouvoir et devenir coresponsables des décisions...
Exactement. C’est très intéressant, parce que le mouvement des droits de la nature s’accompagne d’une vraie refondation démocratique sur les territoires où il agit. En Équateur par exemple, chaque citoyen a le droit d’agir pour la protection de l’environnement devant la justice. C’est très différent du droit français, où il faut avoir une association, ou un préjudice personnel. Sur d’autres territoires, en Nouvelle-Zélande ou en Colombie, des conseils de gardiens se créent : ce sont de nouvelles formes de gouvernance qui ont pour ambition d’être à la fois la voix et le visage des fleuves et des forêts. Cela permet un nouveau rapport de force, censé rétablir cet équilibre entre droits de la nature et les besoins humains. C’est profondément lié à une révision de notre gouvernance du vivant.
"Les conseils de gardiens sont la voix et le visage des fleuves et des forêts."
Et ce mouvement gagne l’Europe. En avril dernier en Espagne, des citoyens ont porté devant le Congrès une proposition de loi issue d’une pétition signée par plus de 615.000 personnes demandant la reconnaissance des droits de la Mar Menor, la plus grande lagune européenne, menacée par les exploitants agricoles. Les élus se sont prononcés à la quasi-unanimité en faveur de ce texte. On voit bien que les citoyens sont toujours précurseurs, cela doit nous pousser à agir chaque jour pour faire bouger les lignes.
Pour aller plus loin
- Devenir gardiens de la nature, pour la défense du Vivant et des générations futures, de Marine Calmet, Tana Éditions, 2021.
- Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, de Christopher Stone, Éditions Le Passager clandestin, 2017 (première édition : 1972). Préface : Marine Calmet, postface Catherine Larrère.
Christopher Stone est le premier juriste à avoir pensé la théorie juridique des droits de la nature. Un livre fondateur.
Crédits photos :
Marine Calmet et le procès : Wild Legal.
Cochon : L214, licence CC-BY 3.0
La Loire : Oeil de verre, licence CC BY-NC-ND 2.0
Orpaillage : WWF.
* Le potentiel de développement économique durable de la Guyane, Deloitte Développement Durable, novembre 2018.
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