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Entretien avec Jérémy Collot

Numérique éthique : comment l'association Colibris l'applique-t-elle en interne ?

Le Mouvement Colibris explore depuis plusieurs années les voies d’un numérique plus libre, plus sobre, et plus démocratique, avec le développement de services numériques, de formations en ligne sur le sujet, d’auto-hébergement... Jérémy Collot a rejoint l’équipe l’année dernière, avec l’intention d’amplifier encore cette démarche : à base d’ordinateurs reconditionnés, de Linux, d’outils libres, et le tout, sans (trop de) souffrances ! Il nous en parle ici, ainsi que de sa vision d’un numérique plus éthique.



- Jérémy, peux-tu nous dire quelle était ta vie avant Colibris ?

Troisième génération de geek (papy était devenu développeur dans les années 70), j’ai plongé très tôt dans le numérique – quand c’était en anglais, écrit en vert sur fond noir. J’ai travaillé longtemps en SSII [Société de Services et d'Ingénierie en Informatique, Ndlr], principalement pour des collectivités et des services publics, où je m’occupais, en gros, des contrats de support informatique et des équipes de techniciens qui intervenaient. Mais j’ai eu besoin de mettre en accord ma vie professionnelle et ma vie personnelle, j’ai donc lancé une activité d'accompagnement au numérique des structures, principalement en milieu rural, autour de solutions libres et de cloud local et privé. Parallèlement à ça, j’ai des engagements militants sur les questions du numérique et du respect de la vie privée.

L'informatique, ils l'ont dans le sang, dans la famille Collot


- C’est quoi pour toi, un numérique plus éthique ?

Le numérique est omniprésent dans nos vies actuelles, que ce soit au niveau personnel ou professionnel. On ne peut plus s’en passer et il nous est souvent imposé. Le numérique reste, à mes yeux, un formidable outil d’accès au savoir et à la communication. Cela fait maintenant longtemps que des initiatives sont prises pour éviter une mainmise des multinationales. Je pense notamment au logiciel libre qui vise à permettre à chacun et chacune de ne pas être bloqué par les choix commerciaux ou techniques des vendeurs de solution. Mais le logiciel libre ne peut être le seul axe de travail. Aujourd’hui en effet Google et Facebook Meta utilisent quasi exclusivement du logiciel libre pour nous proposer des services qui ne me paraissent pas très éthiques. Un drone tueur équipé de logiciel et de matériel libres peut-il être considéré comme éthique ? On voit bien que l’éthique dans le numérique recouvre de nombreux domaines et qu’on ne peut les prendre indépendamment.

Un drone tueur équipé de logiciel libre peut-il être considéré comme éthique ? Vous avez 4 heures (crédit : Calips - CC BY SA)


Alors, que serait pour moi un numérique éthique ? C’est avant tout une posture à avoir : savoir comment utiliser tel ou tel outil en s’assurant que ses effets nous sont bénéfiques au regard des risques qu’ils nous font subir. Ainsi, clairement, les logiciels libres sont une voie privilégiée. Mais il faut aussi se demander si ces outils sont accessibles au plus grand nombre, s’ils nous permettent de favoriser le lien social, si nous en sortons « grandis », et s’assurer de limiter leur impact écologique.

La recette pour un numérique éthique ? Donner du sens aux outils et sortir d’une posture de simple fournisseur ou de simple utilisateur.

À mes yeux, mon idéal éthique serait d’avoir un numérique qui nous protège, qui respecte les personnes et la nature, qui nous émancipe et qui nous rapproche. Cela passe par de nombreuses voies à prendre en compte :

- L’éco-sobriété, en s’assurant que les outils sont les plus économes, en énergie, en matériaux mais aussi en quantité de données utilisées.
- L’accès à tous et à toutes, en prenant en compte les disparités de compétences, d’appétence et d’accès aux outils, en permettant également la possibilité de ne pas utiliser ces outils.
- La compréhension du fonctionnement de ces outils. L’idée n’est pas que tout le monde ait des compétences de développement mais que ce fonctionnement puisse être expliqué. Nous pourrions notamment comprendre les impacts de certains algorithmes : la mise en avant de vidéos proposée par Youtube a des implications particulières – bulles de filtre, accaparement de l’attention... – que n’ont pas des solutions libres comme Peertube.

En résumé, pour moi, il n’y a pas vraiment de recette magique pour faire un numérique éthique, si ce n’est donner du sens aux outils que l’on propose, développe ou utilise et sortir d’une posture de simple fournisseur ou de simple utilisateur. Cela passe par une acculturation nécessaire de chacun et chacune, à toutes les étapes de la chaîne. Un vaste programme !


- Justement, quels sont les chantiers auxquels tu t’attaques à Colibris ?

Tout d’abord, un grand merci à Florian [Florian Schmitt est développeur, arrivé à Colibris en 2017, Ndlr] qui a impulsé très tôt des orientations en faveur des logiciels libres et de la création de Communs. Ainsi, le projet Outils Libres de Colibris a permis la mise en place de différents services pour s’émanciper des Gafam, dans le cadre des Chatons (Collectif d’Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires) dont Colibris fait partie de la première portée. Cela nous a permis de proposer des outils plus éthiques et respectueux de nos données.

De plus, toutes nos productions intellectuelles sont partagées librement sous la licence Creative Commons, afin que toutes et tous puissent en profiter. C'est vrai pour notre revue 90°, les contenus de nos sites internet, ou nos formations sur l’Université des Colibris.

Aurore et Florine travaillent à leurs formations libres aux logiciels libres sur leur plateforme libre (crédit photo : libre)

Nous travaillons aussi à rendre nos données accessibles et utilisables par d’autres plateformes, en participant financièrement et humainement à l’émergence d’outils et de protocoles ouverts et décentralisés. C'est la démarche d’ouverture des données Open-Data, que de permettre un partage libre de l’information, et donc de lutter contre l’accaparement de l’information. Cela permet par exemple que les données de notre carte Près de chez nous alimente automatiquement la carte collaborative Transiscope, que nous portons avec une dizaine d'organisations (Alternatiba, le Crid, Utopia, Assemblée Virtuelle...).

Nous avons en outre quelques chantiers pour continuer sur la voie de la "dégafamisation". Par exemple, dans sa grande bonté, Google nous a fait bénéficier d’une offre gratuite de son Google Workplace, à la naissance de Colibris. Leur proposition était alors alléchante et inégalée, pour gérer et partager nos documents et nos agendas. Mais on peut voir l’impact pernicieux et la puissance de ce genre de structure. Elle offre tout d’abord gratuitement ses services, laisse même les utilisateurs libres d'arrêter quand ils le souhaitent, avec tous les outils pour exporter ses données. Mais il reste que quitter un service que l’on utilise au quotidien est une tâche énergivore. Et heureusement que Colibris a choisi d’investir du temps – et de l’argent, je suis salarié à ce titre – pour accompagner ce changement. Combien d’organisations ne peuvent se le permettre et se retrouvent donc coincées... de leur plein gré ?

Combien d’organisations ne peuvent se permettre la "dégafamisation", et se retrouvent donc coincées ?

Depuis, nous avons migré sur NextCloud, notre "nuage" interne. Maintenant, nous sommes maîtres du stockage et de la gestion de notre base documentaire. Finalement, on remercie Google d’avoir choisi de fermer leur service, et de nous demander de passer à leur offre payante : cela va accélérer la migration de nos agendas, et nous serons ensuite débarrassés de la firme de Moutain View !

Il en va de même pour nos outils de communication. Aujourd’hui, nous utilisons Slack et Zoom très régulièrement. La migration, vers Mattermost par exemple pour remplacer Slack, et Big Blue Button à la place de Zoom, est entamée. Mais changer des années d’habitude n’est pas simple. Heureusement, l'équipe de Colibris est animée par une volonté commune d’évolution vers un monde plus solidaire, cela aide bien à mettre en œuvre ces changements techniques.

Parmi les autres chantiers lancés, il y a la question des postes de travail. Historiquement, les salariés de Colibris travaillaient en général avec leur ordinateur personnel. Mais cela faisait porter sur eux la responsabilité de la gestion du matériel (achat et entretien). Se posait aussi la question de la sécurité informatique sur un parc informatique hétérogène. Un autre point était à prendre en compte : avec les outils professionnels (notamment les courriels et la messagerie instantanée) installés sur les postes, pas facile de s’autoriser un réel droit à la déconnexion ! Combien d’entre nous ne pouvaient s’empêcher de répondre à une sollicitation durant leurs congés ou leurs jours de repos ?

Faire le grand saut : quitter Windows ou MacOS pour découvrir Linux !

Ainsi, le Comité de Pilotage de Colibris a accepté fin 2021 d’allouer un budget pour du matériel. Une réflexion particulière a été menée pour s’assurer, justement, de respecter notre éthique. C’est pourquoi nous avons opté pour du matériel reconditionné en privilégiant des postes de travail costauds et facilement réparables. C’était aussi l’occasion pour que certains et certains d’entre nous fassent un grand saut : quitter Windows ou MacOS pour découvrir Linux ! Car si les valeurs prédatrices de Microsoft et Apple sont bien identifiées par mes collègues, la force d’années d’habitude de travail sur ces environnements rendait difficile la migration. Je suis heureux d’avoir permis à une douzaine de personnes de découvrir Linux Mint, en espérant que cela leur permette à terme une bascule chez eux aussi ! Je profite de l’occasion pour les remercier de l’effort consenti pour changer leurs habitudes de travail ! Maintenant, j’ai juste la pression de m’assurer qu’ils apprécient cet écosystème libre...


- Sur la question des données personnelles, c’était un peu… approximatif ! Maintenant ça va mieux ? Colibris est-il "RGPD compatible" ?

Sujet sensible pour moi ! Cela fait de nombreuses années que je milite pour le droit à la vie privée et la protection des données personnelles alors, j’ai une attention particulière sur ce sujet. Alors, oui, pour moi, le respect du RGPD [Règlement général sur la protection des données, Ndlr] chez Colibris, c’était un peu freestyle ! Bien sûr, Colibris n’exploitait pas les données personnelles pour les vendre à des tiers. J’ai souvent rencontré cette forme d’argument dans le cadre associatif : « on ne fait pas ça pour l’argent », « on fait ça pour le bien de toutes et tous ». il n’empêche que nous gérons une grande quantité de données personnelles (bénévoles, porteurs des projets, inscrits à nos listes de diffusion, à nos formations...), et que nous avons le devoir de bien les gérer.

Une donnée personnelle bien gérée, c’est une donnée non collectée !

Le travail sur le RGPD est un travail sur le long terme. L’acculturation des acteurs et actrices (équipe, bénévoles, groupes locaux) est en cours. Je suis heureux que l’équipe soit maintenant plus sensibilisée sur la question, et réalise un gros travail pour nettoyer l’existant et minimiser la collecte de données personnelles. J’aime bien dire qu’« une donnée personnelle bien gérée, c’est une donnée non collectée » ! C’est en résonance avec le credo de Pierre Rabhi, la sobriété heureuse : apprenons à vivre mieux avec moins !


- Quelles sont les prochaines étapes vers un numérique plus éthique à Colibris ?

Il y a tant à faire pour arriver à conjuguer "numérique" et "éthique", qu’on pourra toujours trouver à faire mieux ! Nous sommes résolus à continuer notre participation active au développement des Communs, que ce soit en utilisation, en développement informatique, ou en participant à leur gouvernance.


Pour aller plus loin

- Notre dossier "Vers un numérique éthique"

- "Peut-on vraiment utiliser des outils libres efficacement ?", retour d'expériences, richement illustré, de membres de l'équipe de Colibris sur les outils libres.

- Le site Outils libres, où vous pourrez créer documents partagés, sondages en ligne, URL raccourcies, tableaux de post-it virtuels, visio, tchats, des wikis, et même des cartes collaboratives.

-  La formation "Créer un projet collectif : méthodes et outils éthiques" de l'Université des Colibris pour les organisations.

- Le parcours "Des outils libres pour vos projets collectifs", en libre accès sur le site de l'Université des Colibris.

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