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Isabelle Desplats, une histoire de Colibris

par Vincent Tardieu / Colibris - 17 juin 2017

Crédit : Thibault Desplats


Avant d’écouter ses aspirations et besoins profonds, Isabelle Desplats était directrice commerciale d’une agence d’informatique de gestion à Paris. Un burnout plus tard, elle entame une bifurcation radicale de son chemin de vie, vers un quotidien dans le sud de la France où se conjuguent l’expression artistique, la production agro-artisanale, la spiritualité, et bientôt la non violence. En 1999, elle rencontre Pierre Rabhi et cherche des financements pour ses projets en Afrique, puis s’implique dans le mouvement citoyen qui émerge autour de sa candidature à l’élection présidentielle en 2002, avant de participer à la création de l’association Colibris dès 2006 . Formatrice en Communication Non Violente (CNV), Isabelle Desplats est co-fondatrice avec Pierre Rabhi du mouvement Colibris. À l'occasion des 10 ans du mouvement, elle nous retrace ses années de compagnonnage avec Colibris, ses aspirations, ses moments de joies, de tension parfois, ses espoirs. Intacts.


 

- Vous êtes à peine six au démarrage de l’aventure Colibris : comment l’association se lance-t-elle ?

Elle prend corps après la campagne de l’élection présidentielle en 2002 où des dizaines de collectifs locaux se constituent pour soutenir la présentation de Pierre Rabhi puis le lancement du MAPIC (Mouvement de l'Appel Pour une Insurrection des Consciences). Celui-ci aspire à se transformer en parti politique, ce qui ne correspond pas à mon souhait. Début 2006, Jean Rouveyrol, fondateur en 1990 de SQLI, une entreprise de services du numérique, m'appelle de la part de Pierre, me disant que celui-ci voudrait donner une suite à cette mobilisation de 2002 et à cette magnifique énergie, et qu'il a pensé à moi pour partager cette aventure. Cela m’enthousiasme ! Autour de Pierre, en plus de moi-même, se retrouvent ainsi Jean Rouveyrol, Michel Valentin, fondateur du centre agroécologique des Amanins, Josette Amor, conseillère en gestion de patrimoine éthique et solidaire, ainsi que la collaboratrice rédactionnelle de Pierre, Claire Eggermont. François Lemarchand, fondateur de la chaîne de magasins Nature & Découvertes, apporte, de son côté, un soutien financier très précieux pour le démarrage. Nous déposons les statuts de l’association en août, et nous lançons véritablement la phase opérationnelle en fin d’année, par le recrutement de Cyril Dion, déjà un ami à l'époque. Il devient donc le tout premier salarié et directeur la structure opérationnelle. Il installe l'association à Boulogne, dans des locaux prêtés par le WWF. 

LA FONDATION 

- Quelles sont les intentions initiales de Colibris ?

Clairement, à l’origine, nous cherchons à donner une résonance aux messages de Pierre qui avaient touché tant de cœurs et de consciences en 2002, afin que des millions de personnes les découvrent à leur tour. Et, crois-moi, en lançant cette aventure, on a le feu ! Nous avons posé des objectifs très ambitieux sur le papier. Au début, dans ce qui constitue le cycle 1 de Colibris, le mouvement est un peu une superbe agence de com’ du message de Pierre, avec des communiqués, un site Web, des conférences, pour diffuser ses messages minoritaires, décalés. Dix ans plus tard les résultats sont là : une notoriété de Pierre impressionnante assortie d'un respect quasi unanime de la part de tous les milieux, et un nombre de sympathisants et de membres pour Colibris qui croît régulièrement.  

L’essentiel du message se fonde sur la Charte pour la Terre et l’Humanisme rédigée lors de la fondation du mouvement. Au cœur, il y a une idée force : celle de remettre l’humain, le vivant, la relation au vivant et à la terre au centre du changement et de la réflexion sur la société. Au lieu de la course au profit et à la croissance matérielle qui conduit le monde depuis les Trente Glorieuses. On invite alors à un changement de paradigme radical, qui offre à chacun une toute autre perspective sur la vie.

Ce message s’ancre dans le lien fondamental à la terre, à préserver, à cultiver, parfois à retrouver. Car nous en sommes tous issus, nous en vivons, et nous y retournerons… La terre, c’est le support de toute vie, sa condition, pas une variable d’ajustement ! Ce rapport là permet à chacun de trouver une juste place dans son chemin personnel. De pouvoir s’émerveiller face aux grands et aux petits miracles du vivant. Et d’apporter une vision systémique précieuse. Car, à partir du lien à la terre, on agit à la fois notre alimentation, notre santé, la relation à notre environnement, créer des communautés de vie et de travail à une échelle plus humaine, engager la relocalisation des activités professionnelles, repenser l’économie, les échanges financiers, des biens et des services, les transports, l’énergie, l’éducation à donner à nos enfants afin qu’ils ne grandissent pas hors sol, etc. Le fil que l’on tire à partir de là a un impact sur toute notre vie et permet d’interroger des aspects essentiels de notre société qui posent problème. 

L'Arche Saint-Antoine (crédit : Éléonore de Frahan)

Toutefois, malgré la cohérence et la puissance du message, qui a provoqué un déclic si profond en moi, et malgré l’irrésistible développement de la consommation bio depuis dix ans, les transitions personnelles et collectives ne s’opèrent pas aussi rapidement parmi les citoyens. À l’évidence, même la com’ la plus percutante qui soit ne suffit pas. Nous nous disons alors qu’il faut créer de nouveaux outils pour embarquer durablement le plus grand monde sur cette voie.

« Notre message s’ancre dans le lien fondamental à la terre, à cultiver, parfois à retrouver. Ce lien permet d’agir à la fois sur notre alimentation, notre santé, créer des communautés de vie et de travail à une échelle plus humaine, de repenser l’économie, les échanges financiers, des biens et des services, les transports, etc.»  

- Au passage, ce nom de « Colibris », qui en a l’idée… ? 

Oh ! C’était dans l’air, si j’ose dire, dès 2002 : durant la campagne présidentielle, Pierre raconte déjà la légende du colibri dans les assemblées. Et nos messages internes, entre groupes locaux, commencent le plus souvent par « À tous les colibris… ». Malgré tout, au début et durant plusieurs années, l’association s’est appelée le Mouvement pour la Terre et l’Humanisme, une dénomination à laquelle Pierre était particulièrement attachée. Mais ce nom a posé problème à l’association Terre & Humanisme, qui avait pour mission de diffuser les pratiques de l’agroécologie au Nord comme au Sud, et de créer une solidarité entre paysans sans frontière. Cela créait de la confusion. L’équipe trouvait, en outre, ce nom trop long. C’est comme ça que Colibris a fini par s’imposer, l'idée de "faire sa part" étant déjà un message clef.

- Ce cycle 1 se caractérise donc par une stratégie de communication assez descendante, décidée par quelques-uns…

Oui pour la communication externe, non pour le fonctionnement interne. En réalité, dès le début, Colibris favorise un fonctionnement coopératif. Je peux vraiment dire que c’est dans l’ADN de l’association. Et d’ailleurs si ça n’avait pas été le cas, je ne me serais pas lancée dans l’aventure. J'ai dit oui à celle-ci avec cette posture et cette motivation de construire un mouvement citoyen d’une autre nature dans ses relations humaines et sa gouvernance. Où les gens aient plus de conscience et d’autonomie, la capacité à mieux se relier les uns aux autres avec une qualité d’écoute et davantage de respect et de bienveillance. N’oublie pas que j’étais imprégnée par la Communication Non Violente depuis 2000 et inspirée par la sociocratie deux ans avant la création de l’association. 

Tous les fondateurs applaudissent des deux mains à cette idée de fonctionner en mode coopératif, mais ils ne savent pas vraiment comment la faire vivre dans le mouvement et autour de nous. Je m’efforce alors d’apporter des éléments de construction de ce mode de gouvernance dans l’association. D’où notre structure en cercles (de pilotage, d’orientation, des partenaires, l’équipe opérationnelle…), inspirées de la sociocratie*. Elle va dépasser celle que l’on a inscrite à l’origine par nos statuts, très classique, avec un conseil d’administration et des membres. Ces cercles favorisent en effet une participation de tous aux décisions qui les concernent, une certaine horizontalité des structures, et le "double lien", élu par ses pairs et participant aux côtés du 1er lien (responsable d'équipe) au cercle de pilotage, permet de mieux associer l’équipe à toutes les grandes décisions.

Cercle sociocratique lors d'un forum ouvert, Bordeaux, 2010 (crédit : Patrick Lazic)

LA MATURITÉ

- En 2014, tu deviens directrice de Colibris dans une période troublée, où Colibris connaît des tensions et une gouvernance qui se cherche…

Effectivement, j’assure l’intérim de direction entre le début de l’année 2014 et mars 2015. Cyril Dion est parti pour se consacrer au film "Demain", et en 2013 la tentative de binôme mis en place échoue, car la plupart du temps une direction bicéphale est ingouvernable. Deux autres collaborateurs s’en vont suite à beaucoup de souffrance, témoignant de tensions fortes au sein de la petite équipe opérationnelle. Et je me dis : comment à Colibris peut-on vivre ça ? Malgré nos valeurs… J’ai beau savoir que nous sommes comme toutes les organisations humaines, avec nos failles et nos fragilités, j’ai le sentiment que nous n’avons pas su appliquer à nous-même certaines valeurs que nous prônons. C’est alors une période douloureuse pour moi – et pour les autres. Il faut donc apaiser l’équipe opérationnelle, repenser sa gouvernance et son organisation. 

C’est à ce moment que je demande à l’UDN (Université du Nous) de nous accompagner sur la gouvernance, et je mets en place une structuration en trois pôles : Inspirer, pour donner à voir les exemples de transition en cours, interroger les enjeux clés de celle-ci et créer les outils de communication de notre vision ; Relier, parce qu’on n’est pas tout seul sur ce chemin de la transition, structurer et outiller les groupes locaux qui émergent alors nombreux sur le territoire ; et Soutenir, pour favoriser ces passages à l’acte en outillant les colibris en herbe et le maximum de citoyens avec toutes sortes d’outils (les projets Oasis, de la Fabrique, de l’Université avec les Mooc). En réalité, pour moi, ces trois pôles sont logiques car ils fonctionnent comme les trois plans de l’être humain, avec la tête pour voir, penser et comprendre ; le cœur pour créer des liens et développer de la confiance en soi ; les jambes et les mains, pour concrétiser et faire. 

Afin de réussir cette nouvelle organisation, qui marque en quelque sorte l'ouverture du cycle 2 de Colibris, nous développons des formations internes et dans les groupes locaux, pour apprendre à constituer et animer un groupe, un projet, partager les expériences, faire circuler la parole, réfléchir en intelligence collective, faire monter en compétence les porteurs de projets, etc. Et cela est possible grâce à deux personnalités exceptionnelles que nous recrutons, dotées d’une belle vision et de maturité : Mathieu Labonne, qui va coordonner le pôle Soutenir, et Cyrille Bombard, le pôle Relier. Mathieu devient aussi le 1er lien (directeur) de Colibris.

Les Groupes Locaux, le cœur de Colibris

Chaque groupe local (GL) est composé d’un collectif de personnes bien identifiées qui s’investissent bénévolement : c’est le cercle cœur. Ces personnes signent ensemble, et en leur nom propre, un protocole de coopération avec l’association nationale. Elles deviennent alors membres et relais de l’association sur leurs territoires.
Chaque GL est aussi composé, de manière plus large, des personnes qui font leur part en lien avec le cercle cœur, soit en participant aux événements, soit en portant une action.
À la fin décembre 2016, 566 bénévoles composaient les cercles cœur pour environ 64 000 heures de bénévolat.
Au-delà d’inspirer, relier et soutenir les initiatives locales, le rôle d’un cercle cœur est de faciliter, aiguiller et outiller toutes les personnes qui portent des actions sur leur territoire et concourent ainsi au changement de société.
Colibris compte actuellement 74 GL en Intention (en création), 63 GL en Émergence (en cheminement) et 12 GL dits "protocolés" (cercle cœur) à fin mai 2017.
Dans les mois et les années à venir, nous souhaitons accompagner ces bénévoles dans leur montée en compétences :
- pour décliner au mieux la mission de Colibris,
- pour donner plus de lisibilité et visibilité à leur impact dans leur territoire, à travers notamment la mise en place d’un outil de collecte des actions.

En savoir +

 

« Je pense qu'il faut avancer sur un leadership coopératif : cela n’a rien à voir avec le leader traditionnel des gouvernances verticales, mais il dépasse en même temps les modes d’organisation strictement horizontaux qui peuvent bloquer l’innovation et diverses avancées, par simple frilosité ou conservatisme au sein d’un groupe. »

 - Ce cycle 2 est marqué, tu l’as dit, par un déploiement de la gouvernance, qui s’inspire de la sociocratie et de l’holacratie**. En fait, cette évolution pour des systèmes plus coopératifs rejoint des aspirations fortes que l’on trouve dans d’autres associations, voire certaines entreprises. 

Oui, c’est exact, mais d’une façon encore limitée. Si bien que, dans les années 2011-2012, nous débroussaillons le sujet un peu seuls, sans pouvoir nous appuyer sur des expériences robustes, à part le réseau de la communication non violente qui m’inspire depuis longtemps. Bernard Marie Chiquet, fondateur de la société de conseil en management IGI Partners et consultant en holacratie, nous apporte aussi son concours dans certaines étapes de réflexion.

Personnellement, j’ai évolué par rapport à la sociocratie et à l’holacratie, auxquelles je me suis formée. En effet, je crois que pour être efficace la gouvernance coopérative suppose à la fois l’existence d’un collectif mature et autonome et de pouvoir s’appuyer sur des personnes particulièrement inspirées et inspirantes. C’est ce que j’appelle le leadership coopératif : cela n’a rien à voir avec le leader traditionnel des gouvernances verticales, mais il dépasse en même temps les modes d’organisation strictement horizontaux par consentement collectif qui peuvent bloquer l’innovation et diverses avancées, par simple frilosité ou conservatisme au sein d’un groupe. Car ce passage du « je » au « nous », à l’origine très salutaire, peut conduire à étouffer les initiatives du  « je » créateur, innovant et pionnier. En fait, le leader coopératif nous dit : « Moi, j’y vais : qui a envie de se joindre à moi ? Je propose ceci, qui à envie d'apporter sa vision ? Qui a une objection réelle pour l’avenir ou la cohésion de l'organisation ? Autant d'éléments que je vais examiner sérieusement avant de prendre ma décision. »

Isabelle Desplats pendant un Forum ouvert, Académie Fratellini, Saint-Denis, 2009 (crédit : Fanny Dion)

Bon, ce fonctionnement demande du temps de formation des personnes et des groupes, la construction d’une maturité et d’une autonomie. Je vous invite tous d’ailleurs à découvrir ce que dit Frédéric Laloux sur ces modes de gouvernance innovants (lire notre encadré) : lumineux !  

S’inspirer du vivant en matière de gouvernance

Frédéric Laloux, ancien consultant en management chez McKinsey, présente dans son livre Reinventing organizations : vers des communautés de travail inspirées (éditions Diatéino, 2015) le résultat de ses recherches sur les organisations. Il montre qu’à chaque fois que l’humanité est entrée dans une nouvelle ère de développement, elle a inventé une façon inédite de penser le management. Le mode qu'il voit émerger, appelé par lui « opale », répond à la recherche de sens d’un nombre croissant de citoyens aujourd’hui. Il permet de transformer les organisations en un véritable organisme vivant, en se basant sur trois principes majeurs :
-  l’auto-organisation des individus et des équipes, comme les cellules et les organes qui ont leur fonctionnement autonome ;
-  la prise en compte des individus dans toutes leurs facettes, en intégrant aussi bien la raison, la force et la détermination que la vulnérabilité, les émotions, ou l’intuition ;
-  une raison d’être évolutive et à l’écoute de ce que l’organisation veut devenir.
Ce nouveau mode de management permet de créer des gouvernances basées sur la souveraineté individuelle et une plus grande agilité. Ce livre inspire aujourd’hui de nombreux décideurs et ceux qui imaginent de nouvelles façons d’agir ensemble.

LES DÉFIS

- Au-delà de la bonne gouvernance, tous les colibris de la planète tentent de faire leur part sur ce chemin de la transition alors que nous sommes confrontés à des crises écologiques et sociales globales, qui nous dépassent et nous dévastent…

Oui, et c’est pas simple à gérer ! Il faudrait d’ailleurs donner une suite à la légende du colibri, en prenant garde qu’il ne se brûle les ailes à vouloir éteindre seul tous les incendies de la terre ! 

S’il faut se respecter, ce n’est pas seulement par bienveillance pour soi-même, c’est aussi parce que sinon on est inefficace. Moi-même qui suis passée par un burnout et demi, je sais de quoi je parle. Avec cette conscience aigüe qui nous anime tous à Colibris, on se sent effectivement dans une urgence permanente, face aux défis climatiques, de la pauvreté… Pour concilier cette urgence avec l’écoute de soi, il n’y a pas d’autre chemin, me semble-t-il, qu’un cheminement intérieur, que j’ai appelé dans une conférence la traversée du désespoir. Sans rire ! Surtout pour les hyperstésiques dans mon genre, qui ressentent ces dérèglements avec tout leur corps. Je peux juste témoigner de ma traversée douloureuse jusqu’à accueillir mon impuissance. Joanna Macy, dans son ouvrage Écopsychologie pratique et rituels pour la Terre, parle de nos réactions face aux catastrophes écologiques annoncées comme celles qui se produisent lors de l'annonce d’une maladie grave. Il s'agit d'un processus de deuil, avec ses étapes de déni, puis de colère, de lutte, de négociation, avant l’acceptation qui apporte l’apaisement. Apaisement à partir duquel on agit avec plus de justesse. Attention, je ne confonds pas l’acceptation avec la résignation. On se sent plus serein, mais pas indifférent. On n’est plus constamment en réaction, mais dans une création nouvelle – tu noteras que ces deux mots sont des anagrammes… 

Voilà, c’est la voie sur laquelle je suis engagée en ce moment. Je m’efforce d’agir d’un autre endroit que celui de l’urgence, de me relier à un élan de vie profond, d’une envie irrésistible de créer plutôt que de sauver ou de réparer. Mon action est alors incarnée. Or, si j’ai une intime conviction, c’est que la puissance de Colibris est directement proportionnelle au degré d’engagement des personnes qui composent le mouvement. Pas seulement en termes de temps, mais surtout en terme d'alignement avec ses aspirations profondes. C’est ça qui rendra Colibris puissant et attractif, pas seulement une belle communication !

L'Écodomaine de Vailhauquès

- Cela rejoint le défi de commencer par se changer soi-même pour vouloir changer le monde… Comment Colibris peut-il faciliter ce double changement, qui est au cœur de tout nos messages et nos projets ?

Oh, mais je n’ai pas la recette ! C’est un défi pour tout le monde. On est tous en train de malaxer notre humanité, d’apprendre à des endroits où l’on est invité à bouger, au sein de Colibris comme ailleurs. On a donc tous intérêt à partager ces questions et à faire remonter nos ressentis et nos expériences. Et ce n’est pas nous, ni le cercle de pilotage ou de l’équipe opérationnelle, qui allons apprendre aux colibris locaux comment réussir cette transition personnelle et collective. Nous pouvons juste être encore une fois en appui, « au service de » ce cheminement, en proposant des espaces de partage et d'expérience, et des outils à tous les colibris pour les aider à avancer sur cette transition personnelle et éviter qu’elle conduise à des impasses. J’ajouterai que ce qui nous aide fondamentalement à relever ce défi c’est de nous relier, de partager notre réflexion afin de révéler nos ressources intérieures qui sont bien souvent considérables !

« Mon intime conviction, c’est que la puissance de Colibris est directement proportionnelle au degré d’engagement des personnes qui composent le mouvement. Pas seulement en termes de temps, mais surtout en termes d'alignement avec ses aspirations profondes. C’est ça qui rendra Colibris puissant et attractif, pas seulement une belle communication ! »

 - Être au service de la transition personnelle et collective, et des initiatives locale, c’est LA posture de Colibris. As-tu le sentiment que l’association joue bien ce rôle de dynamiseur ? 

On l’a beaucoup fait par des campagnes et des messages descendants, en cherchant à sensibiliser les citoyens à passer à l’acte. Il y a une maturité à présent, à la fois à Colibris et chez les citoyens, qui invite à une dynamisation nouvelle, plus interactive. Mieux, aujourd’hui ce sont les citoyens et les collectifs qui vont nous dire ce qu’il faut impulser et rendre visible. À nous de les écouter, afin de les outiller là où il y a des besoins réels, en s’appuyant sur les initiatives et les expériences qui marchent.  

- Toi qui portes avec ton compagnon une oasis-ressource agricole près de Montpellier, comment expliques-tu que depuis dix ans le mouvement des oasis et des habitats groupés ait fait autant de petits sur le territoire ? 

Oui, les 400 oasis en France réalisées ou en germination en ce moment, en lien direct ou pas avec Colibris, attestent de la vigueur de cette dynamique. Nous sommes, nous-mêmes, dans notre oasis ressource de l'Écodomaine de Vailhauquès, régulièrement sollicités par des personnes en recherche d'une oasis de vie. Ce qui n’est pas dans notre projet car nous sommes en terrain agricole. Et autour de moi, de plus en plus d’amis et de contacts me disent leur envie de développer un habitat groupé.

On connaît bien les raisons de cet engouement, que je rappelle rapidement : le besoin de combattre la solitude qui ronge notre humanité, de vivre en lien, dans la convivialité et le partage de valeurs, d’activités et la mutualisation de moyens ; l’aspiration à ne plus vivre ou vieillir seul, aussi, du fait notamment de la difficulté à se loger correctement ou à intégrer une maison de retraite dont les coûts sont devenus prohibitifs ; la conscience, enfin, de réduire ses impacts écologiques en se groupant et en mutualisant des espaces, des services, des équipements, des activités, etc. Les oasis constituent à l’évidence une superbe solution, avec tout ce qui en découle en terme de relocalisation d’activités professionnelles, de productions et d’alimentation, de mutualisation pour les transports, etc.

Les oasis, plus qu’une vie en groupe

Lancé en 2015, le Projet Oasis a été imaginé afin de donner un second souffle au réseau “Oasis en tous lieux” fondé par Pierre Rabhi près de 15 années auparavant. Le concept d’oasis, repris et affiné, se construit aujourd’hui autour de cinq principes fondamentaux :
- la souveraineté alimentaire tournée vers l’agroécologie
- la sobriété énergétique et l’éco-construction
- la mutualisation
- la gouvernance respectueuse
- et l’ouverture sur l’extérieur.
Lieu de vie ou de ressources, en milieu rural ou urbain, écohabitat partagé, écoquartier, écohameau, tiers-lieu, ferme pédagogique… chaque oasis a trouvé sa forme propre dans le cadre souple de ces cinq intentions. Mais toutes portent un projet de société puissant, tourné vers le respect de l’environnement, le partage et la convivialité.
Plus de 400 oasis font aujourd’hui partie du réseau oasis et des centaines sont en germe. Le Mouvement Colibris accompagne leur émergence en imaginant de nombreux outils comme le MOOC Oasis (deux éditions en 2016 et 2017 ont réuni en tout près de 30 000 personnes), une carte commune oasis / habitat participatif, un wiki offrant de nombreuses ressources, 16 compagnons oasis, un festival, des voyages, une newsletter... L’enjeu pour les années à venir est de soutenir la concrétisation de 100 nouvelles oasis en 5 ans en actualisant en permanence les outils pour répondre à l’évolution des besoins.

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- Penses-tu que cette aventure collective de vie et d’activités constitue l’avenir de nos sociétés, notamment en ville où une grande majorité des Français vivent ou souhaitent vivre ? 

Je pense que c’est une bonne partie de notre avenir commun. Maintenant, est-ce que ce type de projet et d’habitats se multiplieront dans les centres urbains, dont beaucoup disent qu’ils sont aussi l'avenir probable de la société ? Je ne sais pas. Et si cela s’effectue en ville, ces oasis ne pourront guère développer de lien à la terre que, personnellement, je trouve essentiel. Recréer des vocations agricoles, pour produire ses aliments et ceux des consommateurs de son territoire, dynamiser l’agrobiologie, aider à l’installation, relocaliser les productions, tout cela me paraît constituer une réelle priorité. Et les oasis peuvent et devraient être des lieux d’expérimentation et de démonstration autour de diverses solutions agroécologiques vivrières. Or, démontrer que ces lieux peuvent faire vivre réellement des familles, avec une qualité de vie, tout en œuvrant à la sécurité alimentaire des territoires, est déterminant. Et Colibris peut y aider. 

Fabrication du pain, centre agroécologique des Amanins, Drôme (crédit : Patrick Lazic)

- Tu étais directrice de Colibris il y a trois ans. Depuis, quels sont les changements que tu trouves heureux ?

En premier lieu, l’amplification du pôle Soutenir, avec une vraie mise en œuvre des axes stratégiques que nous avions énoncés en 2014 (lire notre encadré). C’est particulièrement le cas sur la dynamique remarquable prise par le projet oasis et de l’université avec les MOOC. La montée en puissance et la structuration du pôle Relier et des groupes locaux me réjouissent aussi, même si je sais moins ce qu’il s’y passe en détail. Le lancement de la Fabrique des colibris également, pour soutenir les colibris dans leurs projets. Sans parler de cette équipe opérationnelle qui s’étoffe de personnes matures et se donne les moyens de ses défis et de ses missions, tout en s’efforçant d’améliorer continuellement son mode de fonctionnement, en incluant par exemple le télétravail.

En fait, pour porter ses fruits, ce type de processus de production collective demande du temps, de la formation, un cheminement collectif. Or, notre démarche a vécu le temps de cette campagne, environ 8 mois. On ne va pas non plus réinventer ce que d’autres font brillamment ! Il faut plutôt travailler au long cours en partenariat avec des collectifs et des experts qui réfléchissent déjà sur les sujets choisis, parfois depuis longtemps. En revanche, nous avons des ponts à faire et de la visibilité à donner à diverses initiatives et propositions pour les faire émerger dans la société, dans le débat politique, et mettre encore plus de citoyens en mouvement autour. Colibris peut contribuer à créer ces plateformes de ressources, d’impulsion d’initiatives, d'écho et d’amplification de propositions.

Réfléchir ensemble et penser par soi-même

C’est un peu le défi que lance le pôle Inspirer, qui met en œuvre pour cela une série d’outils publics.
Votre magazine en ligne tout d’abord, qui depuis plusieurs mois fait peau neuve. Davantage de contenus et d’espace de réflexion, plus de  lisibilité et, demain, d’interactivité. Nous avons monté aussi des partenariats avec plusieurs médias afin de multiplier les échanges : avec les magazines Kaizen, compagnon historique de Colibris, Usbek & Rica, qui interroge le futur de nos sociétés, ou Reporterre, le quotidien de l’écologie. D’autres médias nous rejoindront par la suite.
Nous poursuivons également notre collaboration avec deux éditeurs : Acte Sud, à travers sa collection Domaine du Possible, et Nathan, pour des Cahier Nature, destinés au 5/8 ans, qui sortiront à partir de cet été.
Souhaitant développer les nouveaux formats d’échanges participatifs testés avec succès durant la campagne Le chant des colibris, nous allons multiplier les rencontres-débats avec différents partenaires, parfois autour de films. Notre souhait : approfondir avec vous ces exercices de démocratie directe et poursuivre la réflexion entamée sur plusieurs sujets (la démocratie contributive, l’aide à l’installation et à l’agroécologie, la diffusion des pédagogies innovantes à l’école, la fiscalité carbone, mieux intégrer les activités utiles à la société dans l’économie actuelle…).
Un laboratoire d’idées citoyen  prolongera bientôt ce remue-méninge personnel et collectif, avec l’appui de plusieurs experts…

- As-tu des doutes ou des craintes sur certaines évolutions du mouvement, que tu souhaites partager ?

Mes questions portent essentiellement sur la gouvernance : je reviens à nouveau sur le besoin de faire émerger un leadership coopératif plus affirmé pour libérer l'initiative à tous les échelons, sans pour autant perdre la cohérence et la cohésion. Le besoin est aussi de réinventer, me semble-t-il,  le cercle de pilotage (CP), afin qu’il joue plus efficacement son rôle et que le directeur de l’équipe opérationnelle se retrouve moins seul dans sa responsabilité et son autorité. Ce qui me rassure c’est qu’il y a une réelle prise de conscience de cette carence, et j’espère que nous allons trouver les bonnes solutions. Déjà, le fait qu’il y ait une personne spécifiquement embauchée dans l’équipe opérationnelle sur l'animation de la gouvernance est de très bonne augure.

L’AVENIR

- Colibris dans dix ans, tu l’espères comment, jouant quel rôle ? 

Que Colibris passe d’un statut de mouvement alternatif à celui de mouvement mainstream. Car les pionniers d’aujourd’hui feront référence demain, comme force de propositions utiles pour les citoyens et les besoins de l’époque. Aujourd’hui nous sommes comme des passeurs de la transition, qui aidons des citoyens isolés et quelques collectifs à passer d’une rive à l’autre ; dans dix ans, je rêve que ce soit la ruée pour passer sur l'autre rive ! J’y crois d’autant plus que ce monde de la croissance carbonée s’épuise réellement : il ne pourra pas répondre aux besoins de tous, apporter de la sécurité à tous, offrir un revenu suffisant à la majorité, etc. Les besoins d’alternatives dans tous les domaines ne vont cesser de grandir dans notre société. Et du même coup le rôle de Colibris ! Nous devrons plus que jamais accompagner, rythmer, inspirer et capitaliser les expériences et les initiatives locales, faire partager des méthodes qui marchent. Et cela passe par toutes sortes de productions (magazine, MOOC, rencontres…), mais aussi par des formations pour gagner en compétence, en agilité et créativité, en autonomie.

Jardinage dès le plus jeune âge, au Hameau des Buis, Ardèche (crédit : Patrick Lazic)

« Avoir confiance dans l’avenir et dans l’humanité, dans le vivant, et conscience que nous sommes nombreux à partager ces valeurs et l’envie de créer un autre monde, écologique et humaniste, sont deux biens puissants pour engager la transition. »

- Quel est le bien le plus précieux que Colibris a su construire et qu’il faut préserver à tout prix, selon toi ?

Il y en a deux, indissociables selon moi. C’est d’abord la confiance dans l’avenir et dans l’humanité, dans le vivant. Mais aussi la conscience que nous sommes nombreux à partager ces valeurs et l’envie de créer un autre monde, écologique et humaniste. Savoir cela et le faire savoir donnent énormément d’énergie pour s’engager à son tour sur ce chemin du changement. Et sur ces deux biens si précieux pour engager la transition, Colibris a vraiment joué un rôle important, et continue à le faire. Cela me réjouit énormément.

- S’il y a un moment fort que tu retiens de ces 10 années de compagnonnage avec Colibris, lequel serait-il ? 

Houlà, mais il y en a plein ! L’un d’eux toutefois s’impose à ma mémoire : c’était au cours de ce fameux forum citoyen pour la campagne de 2012. Ce cercle d’environ 150 personnes développait une qualité d’écoute, de parole, de silence à certains moments donnés, d’intérêt et de respect pour les apports de chacun, incroyable ! Une qualité de coopération qui m’a profondément bouleversée. Je voyais mon rêve pour la construction de demain se dérouler sous mes yeux. C’est ce que j’ai dit, émue aux larmes en goûtant à la vibration de ce Nous ! J’ai senti que l’on devenait alors, en ce lieu et à ce moment là, une force irrésistible.

  

POUR ALLER + LOIN

- Isabelledesplatsformation.com

- Selfgouvernance.org 

- Reinventing organizations : vers des communautés de travail inspirées, de Frédéric Laloux, éditions Diatéino, 2015

- Les entreprises libérées, de Benoist Simmat et Philippe Bercovici, éditions Les Arènes, 2016 




* La sociocratie est un mode de gouvernance qui permet à une organisation, quelle que soit sa taille - d’une famille à un pays -, de fonctionner efficacement sans structure de pouvoir centralisée selon un mode auto-organisé et de prise de décision distribuée, horizontale. On doit son élaboration à Gerard Endenburg, un ingénieur néerlandais en électrotechnique de culture quaker. Après avoir travaillé chez Philips, il reprend en 1968 la direction de l'entreprise familiale Endenburg Elektrotechniek dévastée par des conflits récurrents au sein de son comité directeur. Il décide alors d’améliorer l'organisation interne en s’appuyant sur la liberté et la co-responsabilisation de tous les acteurs de l’entreprise. Depuis, divers courants de la société civile et de l’entreprise se sont emparés de la sociocratie pour la faire évoluer. Elle se caractérise par quatre règles clés de fonctionnement : la prise de décision par consentement, la structuration par des cercles semi-autonomes mais en lien, la création d’un double lien pour porter les aspirations du groupe dans les cercles de décision, et enfin l’élection sans candidat de personne proposée par le groupe. 

** L'holacratie est un système d'organisation de la gouvernance fondé sur la mise en œuvre formalisée de l’intelligence collective. Développé en 2001 par Brian Robertson au sein de son entreprise de production de logiciels (Ternary Software), ce concept visait à mettre au point une gouvernance plus agile. Elle permet de répartir les mécanismes de prise de décision au travers d'une organisation fractale d'équipes auto-organisées et se distingue nettement des modèles pyramidaux.


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