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La détresse paysanne dans un monde agricole qui dégringole


Article paru initialement le 10 septembre 2020 sur Reporterre





Le monde paysan souffre d’un système économique qui broie le quotidien des hommes et des femmes. Dans ce milieu dur au mal et taiseux, comment parler des difficultés ? Et comment montrer la réalité tragique des suicides ? La photographe Karoll Petit l’a tenté par l’image durant plusieurs années d’enquête. Un reportage saisissant.


Le monde paysan m’a toujours attirée.
 À mes yeux, se nourrir est l’essentiel de la vie. Sans tous nos paysans, nous ne serions pas grand-chose. Je voulais photographier des fermes pour honorer leur labeur, la beauté de leur geste.

De reportage en reportage, de ferme en ferme, le mot suicide résonne.
 La discrétion est de rigueur, on en parle, mais peu. Les agriculteurs sont des taiseux.
 J’ai observé la dureté du milieu. Cet univers m’a plu. Des gens passionnés, vrais et simples.
 Mais ces suicides m’ont choquée, touchée. Comment en parler ? M’est venue l’idée de la chaise vide pour symboliser l’absence. J’en ai parlé à un ami paysan, qui m’a dit : « Ouh là, c’est raide… Non, c’est trop dur. » Alors, j’ai mis mon projet en attente. Et puis, en octobre 2018, j’ai rencontré Patrick Maurin pendant sa marche contre le suicide (il a parcouru 500 km en tout). Il m’a dit : « Si tu veux le faire, fonce, fais-le ! »

Mais, je ne voulais pas seulement des chaises vides, abstraites. Je voulais les relier à quelque chose de concret, de réel. J’ai alors décidé de rencontrer les familles endeuillées et de photographier la chaise vide dans l’endroit qui symbolisait le mieux le paysan disparu. J’ai écouté le témoignage des familles pour le retranscrire ensuite par écrit.
 Mon travail, cette aventure, a été d’une richesse humaine incroyable. J’ai creusé plus encore et j’ai parlé à ceux qui ont failli passer à l’acte ou qui en ont eu marre de ce système. Ils se sont assis sur la chaise pour dire : « On est là, mais on galère. »

Après un an et demi et plusieurs témoignages recueillis, que puis-je en dire ?
 La nature, c’est beau, mais travailler vraiment en son sein, c’est dur. Les paysans sont tributaires du temps et du vivant. Et en ce monde, ces deux paramètres sont difficiles à associer avec rentabilité et cotation en Bourse. Peut-être même est-ce une aberration ? 
Les paysans nous nourrissent, ils devraient être respectés et pourtant trop de paysans vivent mal de leur métier. Ils travaillent des heures et des heures, ils triment, ils galèrent. Le repos existe peu, ou pas. Ces fameux suicides, si nombreux — deux par jour, d’après les derniers chiffres de la Mutualité sociale agricole (MSA) de juillet 2019 — sont à 80 % des hommes qui croulent sous les dettes et/ou sont exténués par les heures de labeur. Parfois
, les banques ne veulent pas modifier l’échéancier de remboursement des emprunts, la MSA applique des pénalités si les cotisations sociales ne sont pas payées en temps et en heure, le prix du lait 
ou des céréales peut chuter… et c’est l’effet boule de neige. Le paysan, pour s’en sortir, cravache deux fois plus. Il s’épuise et son moral s’écroule ; il ne voit plus d’issue. 
Et puis, il y a les veuves de ces agriculteurs, qui endurent le deuil et la gestion de toute la paperasse et de la ferme, dont l’activité ne peut pas s’arrêter du jour au lendemain. Dans certains cas, cela peut prendre quatre à cinq ans aux veuves pour régler la question de la ferme. C’est une double peine, très dure à surmonter.

Face aux difficultés qu’ils rencontrent, les paysans doivent se réapproprier leur ferme mais les organisations professionnelles agricoles (OPA) ne leur sont pas forcément d’un grand secours. Pour sortir de cette spirale, l’entraide peut être une bonne solution.


Nos sociétés néolibérales ne prennent pas en compte le facteur humain, le vivant. Les paysans en sont un exemple de taille. Cela ne peut plus durer et les suicides en sont une preuve flagrante. Le productivisme broie les agriculteurs.

Jean-Pierre Le Guelvout

Jean-Pierre Le Guelvout avait un chien, qui est toujours bien présent dans la ferme. Il s’appelle Lost. Kerlego, golfe du Morbihan, France.

Jean-Pierre Le Guelvout est mort ici, d’une balle dans le cœur, à l’âge de 46 ans. Jean-Pierre possédait avec son frère une ferme de vaches laitières. La fin des quotas laitiers, en avril 2015, leur a imposé une très grande difficulté financière. Jean-Pierre a demandé à plusieurs reprises d’échelonner ses emprunts ; la banque n’a rien voulu savoir. Ne trouvant pas d’issue, Jean-Pierre s’est suicidé.

Anecdote photo — Lors de la prise de vue, Lost, le chien Jean-Pierre Le Guelvout, était allongé. J’ai placé la chaise à 3 ou 4 mètres derrière lui pour qu’il occupe le premier plan. Le temps que je me mette en place pour faire l’image, Lost s’était levé. Je me suis dit mince, c’est raté… Et en fait, il est allé à côté de la chaise et s’est assis face à moi. Cette image, Lost me l’a offerte.

Kerlego, golfe du Morbihan, France

Jean-François

Jean-François était un amoureux inconditionnel de ses vaches. France. 

Jean-François s’est pendu devant la porte du bâtiment de la Safer [1] à l’âge de 61 ans. Il avait une ferme de 315 hectares. Il était éleveur de vaches allaitantes et était autosuffisant pour la nourriture de ses bêtes. Ses terres étaient divisées entre deux fermes, dont une de 65 hectares, à 10 km de la plus grande. En 2012, Jean-François a voulu acheter une ferme de 61 hectares à proximité de sa ferme principale et revendre celle de 65 hectares. Il a vendu sa ferme, mais la Safer a accordé celle qu’il convoitait à un autre agriculteur. Jean-François s’est battu jusqu’en cassation, où il a encore perdu. Il ne l’a pas supporté. Jean-François adorait ses vaches et elles le lui rendaient bien : elles étaient très affectueuses avec lui. Un tiers de son cheptel s’est retrouvé sans abri pour l’hiver dû à la vente et au « non-achat » de l’autre ferme.

Limousin, France

Pierric

Pierric s’asseyait dans la cuisine pour faire ses papiers. Il n’utilisait pas son bureau, il préférait être dans la pièce de vie. La Chevrolière, Loire-Atlantique, France. 

Pierric était en voiture et s’est jeté dans la mare, en face de son habitation, à l’âge de 53 ans. Il avait une ferme de 165 hectares, transmise de père en fils, où il produisait des céréales (blé, maïs, colza), des haricots verts, des haricots beurres et des vignes. Pierric n’avait pas de problème de trésorerie, mais il travaillait énormément. Il faisait au minimum 14 heures par jour et pendant la période des semis, c’était plutôt 17 h. Cette fatigue chronique a eu pour conséquence des accidents de travail et une dépression. Il en avait marre de n’avoir aucune reconnaissance pour tout le travail effectué. Il s’asseyait toujours à la table de la cuisine pour faire ses papiers : il en avait beaucoup à faire ! Sa femme a trouvé très important de photographier la chaise dans cette pièce, pour montrer que les agriculteurs d’aujourd’hui doivent savoir tout faire alors qu’ils travaillent déjà trop dans les champs. Pour elle, ce n’est pas normal.


La Chevrolière, Loire-Atlantique, France.

Catherine

C’est l’endroit où Catherine jouait avec son frère et sa sœur après le suicide de leur mère, c’était leur havre de paix. Fégréac, golfe du Morbihan, France. 

La grand-mère de Catherine s’est noyée, sa mère également. Toutes les deux étaient femmes de paysans, donc paysannes elles-mêmes. La grand-mère de Catherine a subi le métier et la dureté de son mari, pour ne pas dire sa violence. À l’époque, divorcer était inconcevable. La mère de Catherine a subi elle aussi le métier. Elle ne voulait pas devenir fermière, ce n’était pas son rêve. Pourtant, elle a dû travailler à la ferme, tous les jours. Elle ne décidait de rien. Un jour, elle en a eu marre et elle s’est noyée. Elle avait 37 ans, Catherine en avait 12. Le soutien familial a été incroyable : Catherine, son frère et sa sœur se sont serré les coudes. Ils ont grandi et ont fait des études. Catherine ne voulait surtout pas être agricultrice. Elle a pourtant épousé un agriculteur. Au début, elle travaillait comme secrétaire comptable dans une entreprise. Quand elle a eu ses enfants, elle est restée à la ferme. Elle a alors commencé à aider un peu son mari, puis à travailler de plus en plus. En 1991, elle s’est syndiquée. En 1996, elle est devenue cheffe d’exploitation dans la ferme de son mari. Cela lui a procuré un vrai statut professionnel. Surtout, cela lui a donné un droit de parole au sein de la ferme. Catherine en éprouve une grande fierté et une grande réussite. Au moins, elle ne subit pas, elle ne vit pas ce que sa mère et sa grand-mère ont vécu.


Fégréac, golfe du Morbihan.

Angela

Angela a voulu être photographiée parmi ses chèvres. La douleur de l’échec de sa ferme étant encore bien présente, elle n’a pas voulu affronter l’objectif. Loire-Atlantique, France. 

Angela est éleveuse de chèvres. Elle a failli passer à l’acte en 2015, à l’âge de 35 ans. Angela n’était pas issue du milieu agricole. Elle s’est installée en 2011 avec plein de rêves en tête. Elle avait en tout 25 hectares, dont 7 non attenants. Elle a trouvé très compliqué d’obtenir des terres. Ce qui l’a mise en grande difficulté dès le départ, ce sont les cotisations à la Mutualité sociale agricole (MSA). Jusqu’en 2016, les cotisations se calculaient de façon forfaitaire, en fonction du nombre d’hectares. Alors, Angela s’est rapidement retrouvée endettée. Sa seule solution était de rééchelonner son crédit, ce que la banque a refusé. La seule chose qu’on a proposé à Angela était de produire davantage. Elle a refusé. Elle s’est sentie démunie, seule, sans une quelconque aide. Angela travaillait tous les jours, seule. Elle perdait son énergie. Un jour, ses chèvres ont attrapé une maladie. Sur 47 bêtes, 31 ont été touchées. Le vétérinaire en a tué deux mais il n’a pas voulu faire davantage : il n’était pas habitué. Angela a tué elle-même les autres chèvres malades. Ce fut un grand traumatisme. « Quand on fait les choses, qu’on travaille tous les jours, on se dit qu’il faut travailler encore plus, que cela va s’arranger… Sauf que le moral s’écroule. On est de plus en plus fatiguée, c’est un cercle vicieux. C’est là qu’on se dit : “Il n’y a pas d’issue.” On s’en veut, alors, on y pense… ce vide nous attire pour que tout s’arrête enfin. » Heureusement, Angela a été voir Solidarité Paysans 44 [2] et ce fut le début d’un renouveau. Difficile, long, mais un vrai rebondissement.

Loire-Atlantique, France.

Guillaume

Guillaume, avec une de ses chèvres. Son troupeau s’amenuise au fur et à mesure des années. Surin, Vienne, France.

Guillaume a 48 ans, il est éleveur de chèvres dans le Poitou. Il a commencé en 2006. Il a repris la ferme de ses parents. Il avait 600 chèvres à ses débuts. Malheureusement, il a subi la fameuse chute des prix du lait de chèvre de 2007. À partir de là, ce fut la dégringolade. Guillaume n’a jamais réussi à remonter la pente. Il est en redressement judiciaire depuis 2015. Guillaume y a « pensé » comme il dit… « Le suicide, ça nous passe tous par la tête, on travaille, on travaille, mais il n’y a pas d’issue. » Heureusement, Guillaume a décidé de se battre, pour lui et sa famille.


Surin, Vienne, France.

Dominique

Dominique au milieu de ses vaches dans son nouveau bâtiment, il est très fier de ses vaches, elles sont heureuses. Surin, Vienne, France. 

Dominique est éleveur de vaches à viande dans le Poitou. Il a 80 vaches. Il avait une ferme en conventionnel et il a commencé à s’endetter. Il achetait à l’époque la nourriture pour ses vaches car il n’avait pas assez de terres pour être autonome. Plus son endettement grossissait, plus il travaillait. Le cercle vicieux se mettait en place. Dominique était fatigué, physiquement et mentalement. Alors, pour ne pas sombrer, il a décidé de devenir le plus possible autonome. Au fur et à mesure, il y est parvenu. Aujourd’hui, si Dominique a réussi à redresser sa ferme économiquement, son salaire reste maigre comparé au travail fourni. Il pense qu’il est grand temps de revaloriser le prix de la viande.

Surin, Vienne, France. 

Jérôme

Jérôme se trouve dans l’un des bâtiments de son ancienne ferme. Les souvenirs sont amers. Pont-Saint-Martin, Loire-Atlantique, France. 

Jérôme était éleveur de vaches allaitantes en Loire-Atlantique. Il avait 120 vaches. Il a commencé en 1984, associé avec son frère. Au début, les deux frères étaient en groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) [3] avec leurs parents. Jérôme est écœuré du système agricole, il a travaillé toute sa vie avec acharnement. Jérôme travaillait plus de 80 heures par semaine en moyenne, bien plus en période de vêlages. Jérôme a l’impression d’avoir engraissé tous ceux qui gravitent autour du paysan : les technico-commerciaux, les contrôleurs, etc. Jérôme trouve que les paysans sont pressés comme des citrons, qu’ils bossent tellement et qu’ils manquent tellement d’argent que se rebeller est impossible. Jérôme a la sensation d’avoir été pris pour un pigeon. Comme beaucoup d’agriculteurs, il aurait aimé élever ses enfants, être présent pour eux le week-end, pendant les vacances. Ça n’a jamais été possible. Aujourd’hui, Jérôme est dévasté par ce système qui l’a broyé peu à peu. Depuis qu’il est à la retraite, il touche 850 euros par mois.


Pont-Saint-Martin, Loire-Atlantique, France. 




[1] Les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, Safer, régulent les transmissions de terres agricoles.

[2] Solidarité Paysans est un mouvement de lutte contre l’exclusion en milieu rural. Ces nombreuses antennes locales accompagnent les paysans et paysannes en difficulté.

[3] Le groupement agricole d’exploitation en commun, communément appelé Gaec, est, en France une des formes de société agricole les plus répandues.


Source : Karoll Petit pour Reporterre

Photos : © Karoll Petit/Reporterre

Chapô : Jérôme, qui était éleveur de vaches allaitantes en Loire-Atlantique.

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soutien total aux agriculteurs, ils ne sont plus seuls, ils nous manquent aux rond point, on vous attends nombreux au rond-point, ils nous sont indispensables.;STOP AU SUICIDES. a la baisse des revenus.aux pensions de misères.

un gilet jaune du 14/02/20