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Entretien avec Marie-Hélène Pillot

Quel temps disponible pour l’engagement citoyen ?


Dans notre société productiviste, de compétition acharnée, d’accélération permanente, quel est le temps disponible pour les autres activités que le travail rémunéré, pourtant tout aussi nécessaires, si ce n’est plus ? Marie-Hélène Pillot, longtemps référente des groupes locaux Colibris, est aujourd’hui en charge du programme Territoire d’Expérimentations et de l’accompagnement des citoyen·nes – et notamment des jeunes – dans leurs projets collectifs. Elle nous livre ici son regard sur l’engagement citoyen, son évolution ces dernières années, et les perspectives qui s’ouvrent.


- À travers les nombreuses contributions à la consultation réalisée cette automne, première phase de la campagne Nouvelle (R), nous avons identifié que le temps disponible était un frein pour participer à des actions collectives, à la vie publique. Quel est ton vécu à ce propos, d’après ton expérience auprès des bénévoles, des groupes locaux Colibris ?

En effet, les associations ont de plus de plus de difficultés à trouver des personnes qui prennent du temps pour s’engager. C’est ce qui ressort de cette consultation, un manque de temps. Nous pouvons l'observer au sein des groupes locaux Colibris, mais aussi chez nos partenaires, que ce soit dans les projets de conventions citoyennes, d’assemblées locales organisées par Démocratie Ouverte ou Fréquence Commune, ou chez nos partenaires impliqués dans le Collectif pour une Transition citoyenne. Le temps d’engagement des personnes a tendance à diminuer. Quand j’ai commencé à animer la communauté des groupes locaux Colibris en 2016, cela faisait plusieurs années que certains bénévoles étaient actifs et pouvaient y rester dix ans. Là, on s’aperçoit depuis deux ou trois ans que ces personnes ont du mal à être remplacées, et sur une durée aussi longue*. Plusieurs facteurs interviennent dans l’arrêt de l’engagement bénévole, des problèmes de santé, une séparation, une reconversion ou une naissance qui prennent du temps et de l’énergie. En général, nous pouvons faire constat que ce sont régulièrement les mêmes qui sont engagés au sein de différentes associations. Quand on regarde la tranche d’âge, c’est en général autour de 45-50 ans, et souvent après 60 ans.

Un autre constat est que le nombre de projets a augmenté ces dernières années – épiceries solidaires, groupements d’achats, coopératives citoyennes d’énergie, monnaies locales, écoles à pédagogie active, groupes de sorties nature... –, ce qui demande toujours plus de bénévolat ! Ça vient souvent répondre à un besoin de services publics qui ont disparu. Cela a été encore plus flagrant durant le confinement : il y a eu beaucoup de mobilisation bénévole auprès de personnes qui ne pouvaient pas faire leurs courses, qui avaient des problèmes de santé… Des activités se pérennisent, parce qu’il y a une carence au niveau de l’État ou de la sphère économique. 

Enfin, ce peut-être le signe d’une mutation du monde du travail. L’engagement associatif – création d’une monnaie locale, d’une école alternative, d’un supermarché coopératif… – peut aboutir à une reconversion professionnelle et à la création d’emploi. C’est par exemple le cas du groupe local de Kembs en Alsace, qui a créé un groupement d’achat solidaire et contribué à l’embauche d’un maraîcher conjointement avec la mairie, ou encore la création de formations à la reconnexion à la nature à destination des enseignant·es avec les groupes locaux de Montauban et de Tarbes. D’autres, membres du groupe local de Bordeaux, ont co-créé l'oasis du Coq à l’Âme, et leur activité en son sein. Voir naître autant d’initiatives permet de contrebalancer l’effet négatif du manque de bénévoles.

Julien, maraîcher employé par la mairie et par le groupe d'achats solidaires, à Kembs.

- La question du temps est aussi liée à celle de l’argent. Si on doit se déplacer, faire garder les enfants… c’est plus compliqué de participer. Qu’est-ce qui peut être mis en place pour y pallier ?

Dans les conventions citoyennes régionales menées en partenariat avec Démocratie ouverte, en Occitanie, ou en Seine-Saint-Denis par exemple, il a été proposé d’indemniser les personnes, pour compenser la perte de revenu, la garde d’enfant, le transport... Ça lève beaucoup de freins, et notamment auprès des femmes, qui vont trouver là une possibilité de faire appel à une nounou pour garder leurs enfants par exemple, et ainsi pouvoir contribuer à ces dispositifs.

- Autre frein que l’on note dans les échanges, c’est le rapport aux compétences. Beaucoup de gens ne se sentent pas légitimes pour participer à des projets d’envergure, comme ceux du programme Territoires d’Expérimentations par exemple, qui impliquent aussi des élu·es, des expert·es...

En effet, c'est souvent le cas. Et c’est vraiment intéressant de discuter avec les personnes pour approfondir cette question. À Uzès, nous sommes en train de constituer, avec Fréquence Commune, une assemblée locale mixte, composée d’élus·es, d’agents territoriaux, et d’habitant·es. C’est important d’avoir un groupe diversifié. L’apport d’experts est nécessaire, mais l’expertise d’usage, ce sont les habitant·es qui l’ont, et c’est essentiel pour apporter des réponses adaptées. Sur la question alimentaire, dès lors que l’on vit sur un territoire, que l’on mange, on est légitime !

Pour faire venir les habitant·es dans ces instances, en plus tirage au sort – pour essayer d'être le plus représentatif possible – nous allons à la rencontre des gens, en faisant du porte-à-porte, et nous leur expliquons pourquoi c’est important de participer. Nous constatons souvent au départ ce manque de foi en sa propre légitimité, ainsi que dans l’intelligence collective. Mais les retours de Fréquence Commune montrent que la rencontre physique change tout : un tirage au sort suivi d’un simple courrier ne donne que 6 % de réponses positives. Avec le porte-à-porte, ce chiffre monte à plus de 40 % ! Et en vivant le processus, les participant·es en sont étonné·es, mais ils sont toujours force de proposition.

Porte-à-porte avec des élu·es de Poitiers pour aller chercher les habitant·es tiré·es au sort pour la future assemblée citoyenne.

- N’y a-t-il pas aussi une défiance vis-à-vis des politiques, des expériences de démocratie participative ?

Tu as raison, on entend souvent « à quoi ça sert, puisque rien n’est repris derrière ? ». D’autant plus après la Convention Citoyenne pour le Climat [où seules 10 % des propositions ont été reprises par le gouvernement**, Ndlr]. Mais ça a un effet positif : ça oblige celles et ceux qui veulent mettre en place des dispositifs similaires de tenter au maximum d’éviter les mêmes écueils ! C’est un travail de fourmi, et c'est par le dialogue, avec du temps, que nous pouvons recréer de la confiance. Il n’y a pas de miracle ! Cette confiance est d’ailleurs à réinstaurer dans les deux sens : des citoyen·nes envers les élu·es mais aussi des élu·es envers les citoyen·nes. Un véritable challenge !

- Pour finir, revenons à la question du travail. La réforme des retraites en cours donne lieu à une âpre bataille, car elle touche les gens à la fois concrètement, dans leur chair, et dans leur système de valeurs. Cette question sera au centre de l’Agora Travail, les 17 et 18 mars. Peux-tu nous en parler ?

Cette agora entre dans le cadre du programme Jeunes du Mouvement Colibris, qui accompagne une vingtaine de jeunes dans la création de leur projet. Durant cette journée, nous aborderons la question du travail de façon historique, le sens du mot, le concept, et comment notre rapport au travail a évolué au fil du temps. Nous aurons trois intervenant·es : Céline Marty, philosophe, qui réalise une thèse en philosophie du travail sur l’œuvre d'André Gorz, ainsi que Laura Petersell et Kevin Certenais, du Réseau Salariat, qui militent pour la création d’un salaire à vie. Céline viendra questionner la notion de travail, souvent associée au travail rémunéré, excluant ainsi les autres formes, comme les tâches ménagères, ou l’éducation des enfants, majoritairement réalisées par les femmes. Essentielles, mais pas comptabilisées, et donc invisibilisées… Laura et Kevin présenteront le salaire à vie, qui pourrait être versé à chaque individu parce qu’il réalise des tâches nécessaires à la société. Est-ce faisable économiquement ou complètement utopique ?

Nous parlerons également de la multiplication des bifurcations, celles des ingénieurs d’AgroParisTech très médiatisée au printemps dernier, mais aussi celles d’ouvrier·es, d’employé·es de la restauration, de l’éducation nationale, de la santé, qui décident de dire stop à ce rythme de vie effréné.

Avec des ateliers participatifs (fresque de l'emploi durable, rêve éveillé sur son avenir, se positionner dans l'écosystème de l'ESS, réfléchir pour vivre autrement…), nous accompagnerons les jeunes dans leurs réflexions sur la question du temps qu’ils veulent allouer à leur projet, au travail qu’ils veulent se créer eux-mêmes, et à l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

Si la journée du samedi est destinée aux jeunes (18-30 ans), la table ronde du vendredi soir est ouverte à toutes et à tous !

Pour aller plus loin

- Table ronde « Le futur du travail », vendredi 17 mars, de 18h à 20h30. Entrée gratuite, inscription nécessaire.

- Agora Travail, destinée aux jeunes (18-30 ans), samedi 18 mars, de 9h45 à 17h. Journée gratuite, inscription nécessaire (+ d'infos).

Lieu : Centre du Guesclin, Place Chanzy, 79000 Niort.

- Travailler moins pour vivre mieux, Guide pour une philosophie antiproductiviste, de Céline Marty, éditions Dunod, 2021.

- "Régime Général. Pour une Sécurité sociale de l’alimentation", de Kevin Certenais et Laura Petersell, Riot Éditions, 2022.

- « Notre système démocratique s'apparente davantage à une aristocratie élective », entretien avec Tristan Rechid, de Fréquence Commune.



* Voir « Quel est l’impact de la pandémie ? Les bénévoles vont-ils revenir ? Le bénévolat associatif, quelles tendances aujourd’hui ? », le Baromètre France Bénévolat / Ifop [colibris.link/barometre-benevolat], mars 2022.

** « Convention pour le climat : seules 10 % des propositions ont été reprises par le gouvernement », par Gaspard d’Allens, Nicolas Boeuf et Léa Dang, Reporterre.net, 31 mars 2021.

Commentaires

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L'écriture inclusive qui est utilisée dans cet article est le signe d'une idéologie et non d'un usage académique. Pourquoui l'utiliser ce qui personnellement me gêne car cela sous-tend une idéologie et non une démarche purement écologique

Bonjour Alain, l'écriture inclusive est en effet le signe d'une idéologie, celle de rétablir l'égalité entre les femmes et les hommes dans la langue. Cela peut être déroutant au début, mais vous verrez, on s'y fait très bien ! Cordialement, Gregory

Merci pour cette réflexion qui conforte, de mon point de vue, le nécessaire "faire ensemble" des élus, experts, citoyens pour que les lignes bougent et localement c'est souvent plus évident à incarner, c'est vrai !
Notre actualité : décision prise pour restaurer une zone humide grâce à une action conjuguée de notre association VAL (Vergers d'Abondance Locale) / élus de la municipalité de Champignelles ( 1 000 hbs)/ EPAGE, CPIE dans l'Yonne, à la veille des journées nationales sur cette question d'importance !

Bonjour Marie Hélène,
Merci pour les informations précises et concrètes que tu partages, en particulier à propos des Territoires d'Expérimentation. Je suis heureux que tu cites André Gorz, penseur qui reste, à mon avis, très actuel et lui même influencé par le passionnant Ivan Illitch. René Dumont, Pierre Rabhi, Ivan Illitch, André Gorz, des pionniers courageux qui ont vu clair très tôt : « Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis cent cinquante ans. […] La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux » : A. Gorz.

Merci pour cet article. je me reconnais pleinement dans le fait que ce sont toujours les mêmes qui sont bénévoles et dans plein de lieux différents, ce que j'ai fait environ de mes 16 ans jusqu'à mes 42. aujourd'hui, par épuisement, manque de temps, j'ai décidé de participer à la vie de tous d'une manière beaucoup plus individuelle en prenant soin de chacun, quand ils en ont besoin dans leur quotidien pour filer un coup de main le jour d'un déménagement, sur un chantier, stocker du matériel, partager des savoirs faire, faire des sorties communes... Donc d'être davantage dans la relation d'entre aide au quotidien.
Voilà ce que je peux témoigner de ma vie de bénévole et active dans la citoyenneté.
Merci a tous