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« Nous avons le droit à la parole », entretien avec Salomé Saqué


Cet entretien est paru initialement dans la revue 90° "Génération Bascule"


Dans son livre Sois jeune et tais-toi (Payot, 2023), la journaliste Salomé Saqué dépeint les attentes et les souffrances de sa génération, marquée par la crise écologique et la montée des inégalités sociales. Une plongée dans la réalité de ce que veut dire être jeune aujourd’hui en France, qui invite la génération des « boomers » à davantage d’empathie.



Pour quoi et pour qui avez-vous écrit ce livre ?

Salomé Saqué : Ce livre a pour but d’expliquer ce que vivent les jeunes en France en 2023 et les différents défis auxquels ils font face : la crise économique, l’urgence écologique, la crise géopolitique, la transformation de l’information. Et ce qui en découle, finalement, c’est une grande incertitude face à l’avenir.

Mais mon objectif est aussi de parler aux plus âgés – à ceux de la génération des « boomers* », mais pas uniquement – pour leur signifier qu’être jeune aujourd’hui ce n’est pas la même chose que dans les années 1970. Idéalement, mon livre est un livre qu’un jeune lirait, qu’il passerait à ses parents ou à ses grands-parents et inversement. C’est un livre qui circulerait entre les générations et les réconcilierait.

"Idéalement, mon livre circulerait entre les générations et les réconcilierait."

« Sois jeune et tais-toi » : pourquoi ce titre ?

Je me suis toujours dit que, si j’écrivais un livre, il s’appellerait comme ça. Personne ne m’a jamais dit mot pour mot cette phrase, mais c’est une expression que j’ai eu l’impression d’entendre à de nombreuses reprises. « Tu verras quand tu seras plus vieille, tu changeras ! » ou « La jeunesse, la fougue, la passion... mais tu verras quand tu seras plus grande », comme si on n’accordait pas de crédit à ma parole parce que j’étais jeune et que je n’avais pas l’expérience nécessaire pour comprendre le monde et exiger des changements.

Vous parlez de « réconcilier les générations ». Existe-t-il un conflit générationnel ?

Oh, oui, il y a un conflit générationnel très clair, mais qui est sourd. Nous ne voulons pas le voir ou nous avons du mal à le nommer. Selon moi, il prend principalement racine dans la posture des plus âgés qui ont la parole dans une majorité de médias et dirigent nombre de leurs attaques contre les jeunes – égoïsme, paresse, désengagement, narcissisme…

Il s’agit d’une vision de la jeunesse péjorative, à laquelle ce livre essaie de répondre, enquête de terrain à l’appui. Mais je ne veux pas non plus rentrer dans les clichés inverses : je parle évidemment d’une tendance, et non de l’intégralité des jeunes ou des plus âgés.

Ces reproches sont d’autant plus injustes que c’est la jeunesse d’aujourd’hui qui devra gérer les conséquences du modèle productiviste développé à la fin de la Seconde Guerre mondiale par les générations précédentes qui la critiquent. Comme depuis toujours, les jeunes gèrent le résultat de décisions qu’ils n’ont pas prises, à une époque où ils n’étaient même pas nés. Or la situation est particulière aujourd’hui : non seulement les jeunes assument les erreurs passées, mais ils sont critiqués et doivent vivre avec un manque total d’empathie et de compréhension d’une partie des plus âgés.

"La crise climatique fait du conflit générationnel actuel un conflit inédit."

Face à ce constat, il est nécessaire de rétablir une forme de communication bienveillante entre les générations. Il y a un conflit d’intérêts, c’est-à-dire qu’une personne de 70 ans aujourd’hui n’aura pas à vivre sur la planète sur laquelle nous, nous allons vivre. On a donc non seulement besoin que cette personne ait de l’empathie pour nous et les générations qui arrivent, mais aussi qu’elle se mobilise pour nous aider. Et cela même si ce n’est pas forcément dans son intérêt immédiat !

L’urgence écologique joue-t-elle un rôle dans ce conflit générationnel ?

C’est justement la crise climatique qui fait du conflit générationnel actuel un conflit inédit. Car si chaque génération a toujours été dépendante des décisions de la précédente, le changement climatique donne à ces décisions passées un caractère de plus en plus irréversible. Le temps est arrivé où les jeunes ne pourrons plus revenir en arrière.

Nous avons donc le droit de réclamer un monde plus juste, qui respecte les limites planétaires, de réclamer une société dans laquelle nous pouvons évoluer sans craindre le changement climatique et ses conséquences.

"Comment peut-on demander à des jeunes de se mobiliser quand ils n’arrivent déjà pas à manger correctement ?"

Beaucoup de jeunes ne se mobilisent pas, comment expliquez-vous cela ?

Comment peut-on demander à des jeunes de se mobiliser quand ils n’arrivent déjà pas à manger correctement ? Quand ils n’arrivent déjà pas à trouver des études qui leur correspondent ? Ils sont dans une espèce de tunnel où le système éducatif n’est plus adapté, où le monde du travail n’est pas prêt à les recevoir, où il y a une précarité de la jeunesse écrasante, dont nous parlons beaucoup trop peu. C’est juste délirant qu’en 2023, dans une démocratie occidentale, nous ayons un tel taux de pauvreté chez les jeunes** ! Tous ces jeunes qui rencontrent de grosses difficultés économiques, d’orientation, nous ne pouvons pas leur demander de se mobiliser. En revanche, la majorité de ceux que j’ai interrogés sont conscients que, dans les prochaines années, ils devront vivre dans un monde difficile. 

Il y a aussi chez eux une forme d’engagement autre que celle qu’on a connue jusqu’à présent. Dans cette génération, certains ne vont pas voter, ni manifester, ni utiliser les modes d’expression démocratiques traditionnels, mais ils peuvent agir sur des causes très circonstanciées, très précises, qui les touchent à un moment donné. 

Je prends l’exemple des Ouïghours. De nombreux jeunes partagent des posts sur les réseaux sociaux à ce sujet et boycottent certains produits fabriqués dans cette région chinoise où les populations ouïghoures sont réduites en esclavage. C’est la preuve qu’ils se sentent concernés et qu’ils sont prêts à agir quand ça a du sens pour eux.

Autre exemple que je donne dans le livre, celui du Z Event***. En 2021, l’événement a récolté plus de 10 millions d’euros pour l’association Action contre la faim. C’est une somme colossale pour des jeunes soi-disant désengagés ! Surtout quand on sait combien les moyens financiers de la jeunesse sont limités : de ce point de vue, donner de l’argent est beaucoup plus engageant et contraignant que d’aller voter.

Je pense donc qu’il y a un potentiel de mobilisation énorme chez les jeunes, mais qu’ils manquent de cadres, d’outils, de confiance pour le faire éclore de la manière la plus efficace possible.

"Il y a une forme de sagesse qu’on peut tirer de la parole des jeunes."

Prendre la parole en tant que jeune n’est pas toujours facile : vous l’avez vécu. Quel conseil donneriez-vous à la jeunesse ?

Ce n’est pas parce qu’on va se moquer de nous, qu’on va dévaloriser notre parole, qu’il faut le prendre pour argent comptant et se taire. Surtout pas ! Les personnes plus âgées finiront bien par nous écouter, nous ne pouvons pas crier dans le vide indéfiniment.

Il y a une forme de sagesse qu’on peut tirer de la parole des jeunes. Je dis « sagesse » car c’est la dernière caractéristique que l’on attribue aux jeunes alors qu’ils en font davantage preuve que les autres, notamment face à l’urgence écologique.

Nous avons le droit à la parole, autant que n’importe qui de n’importe quel âge dans ce pays. Ce n’est pas une question d’avoir raison ou pas, c’est une question d’avoir le droit de s’exprimer et le droit d’être écoutés. C’est en cela que le titre est provocateur : je ne veux absolument pas que les jeunes se taisent !


Propos recueillis par Maud Cadoret et Florian Gourdin

Illustration : Marine de Francqueville


Pour aller + loin

- "Génération Bascule" est disponible sur la Boutique des colibris, ainsi que dans toutes les bonnes librairies.

- "Sois jeune et tais toi", de Salomé Saqué, aux éditions Payot, mars 2023.



* Le mot « boomer » désigne familièrement une personne née pendant le baby-boom (1945–1965), âgée de 55-75 ans environ dans les années 2010-2020.

** D’après le dernier « Rapport sur la pauvreté en France 2022/2023 » de l’Observatoire des inégalités, le taux de pauvreté des 18-29 ans est passé de 8,4 à 12,3 % entre 2019 et 2022.

*** Marathon caritatif de jeux vidéo organisé sur la plate-forme de streaming Twitch depuis 2016, réunissant des streameurs francophones dont les fondateurs ZeratoR et Dach, afin de récolter des dons permettant de soutenir des associations.

Commentaires

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Culpabilisant pour les "boomers". Il s'agit effectivement d'une tendance, beaucoup de "boomers" se battent contre le consumérisme, présent aussi bien chez les jeunes que les plus âgés, depuis des années..