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Le défi de l'articulation entre justice sociale et transition écologique


Comment articuler justice sociale et transition écologique pour répondre aux enjeux actuels ? Telle était la problématique de cette table ronde, au Festival Colibris de mai dernier. 

Victoria Berni-André est média-activiste pour une écologie radicale, déserteuse de l'ingénierie

Makan Fofana est philosophe, auteur et ministre de la magie en charge de la Banlieue du Turfu

Emmanuel Bodinier est co-fondateur de l'association Aequitaz



« Alors que tout le monde se revendique maintenant de l’écologie, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique », commence Laetitia Delahaies, coordinatrice stratégique du Mouvement Colibris en guise d’introduction, « il devient nécessaire de clarifier le projet d’écologie politique que nous portons ».

« À quel projet de transformation de la société aspire-t-on ? » Telle est donc la question centrale de cette table-ronde, car c’est bien « l'aspiration à un changement profond de société qui nous rassemble dans ce festival », rappelle Laetitia Delahaies avant de poursuivre : « Si l’on entend de plus en plus parler de CO2, on en oublierait presque que notre ennemi n’est pas seulement le carbone mais bien un système prédateur, destructeur de toutes les formes de vie ». En tout cas, « c’est ce qu’on pense, nous, à Colibris, et c’est contre ce système qu’on s’engage en prônant un véritable changement de paradigme ».

« Notre ennemi n’est pas seulement le carbone mais bien un système prédateur, destructeur de toutes les formes de vie », Laetitia Delahaies

Alors, « l’articulation entre justice sociale et transition écologique est-elle nécessaire pour changer la société ? S'opposer est-il suffisant ou faut-il construire à côté ? Quelles alliances engager ? Avec qui parle-t-on d'écologie ? Avec quel vocabulaire ? Quelles postures pour faire ensemble ? ». Voici les interrogations qui ouvrent les échanges.

Emmanuel Bodinier, citant Romain Gary : « La démocratie c’est là où on peut rejeter nos vérités » 

Du social à l’environnemental...

Emmanuel Bodinier est militant associatif sur les enjeux de justice sociale et environnementale. Interrogé sur la façon dont il en est venu à travailler sur l’articulation entre justice sociale et transition écologique, il répond : « l’environnemental comptait dans ma vie privée et professionnellement je travaillais dans le social mais je ne faisais pas forcément de lien entre les deux, au début ». C’est pendant le confinement qu’il décide de publier ses écrits mêlant les deux dimensions sur un blog, La marge humaine. Le titre de ce blog, explique-t-il, est tiré du roman Les racines du ciel de Romain Gary dans lequel le personnage de Morel, défenseur des éléphants acculé par les critiques provenant de tous bords, défend « un espace pour préserver l’humanité de ses erreurs et de ses vérités » qu’il qualifie de « marge humaine ». « La démocratie c’est là où on peut rejeter nos vérités » déclare Emmanuel Bodinier en citant Romain Gary, « la marge humaine c’est donc cet espace qui nous permet de ne pas savoir exactement ce qu’on pense mais de le porter dans le débat », résume-t-il.

La deuxième question est adressée à Makan Fofana, designer, auteur et ministre autoproclamé « de la magie en charge de la banlieue du turfu » : comment lier écologie et justice sociale dans les banlieues ?

Makan Fofana, ministre autoproclamé « de la magie en charge de la banlieue du turfu »

Makan Fofana commence par expliquer le choix de ce titre « un peu pompeux » qu’il s’est décerné : « je voulais reprendre du pouvoir sur ma vie et mon existence sans demander l’autorisation à chaque fois, mes amis étaient défaitistes et c’est le métier d’un ministre de redonner de l’espoir ».

Avant d’enchaîner, il prévient tout de suite : « on parle souvent de fin du monde/fin du mois, moi je vais présenter une toute autre approche à travers la question du rêve ». Une dimension centrale, défend Makan Fofana qui articule la problématique écologique dans les banlieues avec celle des imaginaires autour du concept de way of life [mode de vie en anglais] : « moi, j'ai grandi avec la coupe du monde 1998, la publicité prônant l'ascension sociale et le rêve américain et je me retrouve dans un monde où on me dit qu'il y a des limites planétaires et qu'on ne peut plus faire ça ! ». S’il reconnaît que « l’imaginaire de l’écologie donne envie de vivre un certain style de vie, de faire certains choix politiques », il montre à quel point les imaginaires et les injonctions charriés par le discours écologiste majoritairement blanc sont inadaptés dans les banlieues : « À des individus à qui on a vendu un mode de vie pendant des décennies, on demande tout à coup de ne plus porter des baskets Nike, de ne plus prendre l'avion pour aller en Afrique... et de faire un jardin partagé en bas de chez eux. C’est un peu violent ! ».

« On leur demande tout à coup de ne plus porter des Nike, de ne plus prendre l'avion et de faire un jardin partagé. C’est un peu violent ! », Makan Fofana

« Je ne peux pas ne pas traiter la question écologique » confie-t-il mais, pour éviter les discours culpabilisants, il préfère l’aborder « par des chemins détournés », en essayant « d'adapter les récits du quotidien aux nouveaux défis écologiques » – comme lorsqu’il demande par exemple aux participante·es de ses ateliers de revisiter cette « nourriture du quotidien » qu’est le kebab en l’adaptant au changement climatique pour inventer le « kebab symbiotique » – avec « un peu de légèreté et d’humour » car la joie, dit-il en citant Spinoza, « est plus intense et plus féconde que les sentiments négatifs ». Or la joie est peu présente dans les imaginaires liés à la banlieue qui sont plutôt enfermés dans la colère : « je reproche aux mouvements de justice sociale de me voir selon le récit "je suis un jeune de quartier donc je suis forcément en colère, rebelle, contre la France, etc.", ce n'est pas du tout le cas et j'essaie d'apporter un regard un peu neuf, un peu rafraîchissant sur cela », explique-t-il.

... et de l’environnemental au social

La troisième et dernière intervenante, Victoria Berni, présente son parcours de « déserteuse » : « ingénieure en génie urbain », elle avait choisi de travailler dans la fonction publique « pour être au service de tous·tes et concevoir des conditions décentes pour tous·tes ». Elle avait le « sentiment de faire sa part, mangeai[t] bio, etc. » mais elle s’est rendu compte que son métier était du greenwashing : « le recyclage permettait de faire perdurer le capitalisme » et elle décida de déserter ce milieu où « pour faire carrière, pour appartenir à une classe bourgeoise et avoir du pouvoir sur les autres, il fallait intégrer un mépris de classe, pour les éboueurs par exemple ». Où elle voyait ses « anciens camarades d’école prendre des postes qui façonnaient les grands projets inutiles imposés ». Elle est donc partie faire un tour des écolieux où elle a découvert « une vision de l’écologie très homogène » de laquelle les dimensions féministe, anticapitaliste, antiraciste... étaient absentes : « dans les écolieux, il y a un humanisme, un universalisme, qui fait fi des rapports d’oppression » déclare-t-elle. Avant d’ajouter « les luttes queer sont aussi un impensé des luttes écologistes, ça reste des espaces qui ne questionnent pas la famille hétéro nucléaire et la classe sociale ». Elle s’est donc par la suite plutôt tournée vers les milieux ZAD où elle a découvert l’écologie intersectionnelle et où elle a pu « explorer plus en profondeur toutes ces dimensions ».

« Dans les écolieux, il y a un humanisme, un universalisme, qui fait fi des rapports d’oppression », Victoria Berni-André

L’intersectionnalité, la prise en compte des différents rapports d’oppression

Interrogé sur la notion d’intersectionnalité et la tendance à parler d’un « système qui regrouperait tous nos maux » selon les mots de Laetitia Delahaies, Emmanuel Bodinier rebondit : « parler d'un système c'est rassurant » parce que cela alimente le « fantasme du grand soir : un jour il y aura la révolution et le système n'existera plus ». Or, « ce n'est pas un seul et même système qui cessera d'exister d'un coup, il y a plusieurs rapports d'oppression croisés qui s'alimentent mais sont indépendants ». « On est dans des systèmes autonomes mais souvent il y a une forme de pureté militante qui conduit à chercher l'intersection », complète-t-il, « or, il y a plein de gens qui font leur part sur une cause, et la question c’est comment on arrive à les lier pour avancer vers un monde plus juste ? ».

« Ce n'est pas un seul et même système qui cessera d'exister d'un coup, il y a plusieurs rapports d'oppression croisés qui s'alimentent mais sont indépendants », Emmanuel Bodinier

Il apporte également des éléments de clarification sur la notion d’intersectionnalité : « on la comprend souvent comme le croisement de différentes oppressions mais au départ ce que souligne ce concept c’est que quand on ne prend en compte qu’une seule discrimination, ce sont les moins discriminé·es qui bénéficieront de notre combat : si on ne fait attention qu'au féminisme, ce sont les femmes racisées, des classes populaires qui vont être oubliées ; quand on parle environnement, ce sont les gens du voyage qu'on rejette. » Sur ce dernier point, il déplore d’ailleurs le manque de « travail académique en français sur le sujet des inégalités environnementales » alors qu’en France « on expulse des gens du voyage au nom de la préservation de l’environnement par exemple ».

« En France, on expulse des gens du voyage au nom de la préservation de l’environnement », Emmanuel Bodinier.

Quelles postures pour les mouvements écologistes sur le terrain social ?

Faisant référence à Fatima Ouassak, Laetitia Delahaies se tourne ensuite vers Makan Fofana pour lui poser la question de la posture des mouvements écologistes dans les banlieues, qui peut être perçue comme descendante, voire néocoloniale.

En guise d’accroche, l’auteur de La banlieue du turfu raconte une anecdote : « mon dessert favori c'est le tiramisu au chocolat blanc. Un jour j’ai déjeuné avec un ami, qui a refusé de partager mon tiramisu à cause de la composition de ce dessert ; culturellement, ce refus était violent pour moi ! ». Et en fait c’est cela le problème : « cela arrive très souvent qu'au nom des nouveaux récits écologiques, on pourrait dire du néocolonialisme, au nom de la bienveillance, parfois on peut faire beaucoup de mal ». D’autant que l’écologie n’est évidemment pas absente des quartiers, elle n’est juste pas « mise en avant », elle est « diffuse » : « ma mère a un projet de potager au Mali mais elle n’en fait pas de la politique, ne le met pas en avant » partage-t-il à titre d’exemple.

« L’écologie c’est une interprétation : je vais la recevoir et je vais inventer un autre style de vie ». Or, « aujourd’hui l’écologie dans les quartiers populaires c’est les jardins partagés », ça ne parle pas. Donc à la place, il essaie « de prendre l’écologie de manière détournée, à travers des jeux vidéos, des installations artistiques, etc. »

« L’écologie c’est une interprétation : je vais la recevoir et je vais inventer un autre style de vie », Makan Fofana

Combat pour la dignité et nécessité d’un projet antiraciste

Comment dès lors faire émerger une vision écologique qui pense en même temps la justice sociale ? Victoria Berni répond : « c'est important de revenir aux fondamentaux : on ne va pas sauver la planète mais on se bat pour les conditions d'existence de tous·tes ». Elle refuse « l’écologie environnementaliste » qui « sépare l’humain de son environnement ». « On se bat pour des conditions d’existence dignes et la dignité ne s'incarne pas que dans l'air qu'on respire mais aussi dans le respect de son orientation sexuelle, de son origine, etc. » explique-t-elle avant d’ajouter « une société écologique mais raciste, ce n'est pas mon combat ! »

« On ne va pas sauver la planète mais on se bat pour les conditions d'existence de tous·tes », Victoria Berni-André.

Elle dénonce certaines inégalités constatées durant ses passages en écolieux : « pourquoi c’est aussi compliqué d’implanter un habitat léger juridiquement ? En fait il y a du racisme environnemental derrière, les gens du voyage ont toujours été stigmatisés », d’autant que « l’habitat léger est cher et donc souvent inaccessible aux gens du voyage ».

Emmanuel Bodinier rétorque : « il y a différents types d'actions et de luttes, il faut respecter cette différence d'orientation, on a besoin des énergies de tout le monde. »

Ébauche d’une vision : vers un ecological dream

Emmanuel Bodinier alerte : « il faut faire attention aux mots ». Il ne parle pas de justice sociale, « car le mot social renvoie à l’idée de l’humain dans un décor qu’est l’environnement. Or nous sommes une communauté éco-socio-biologique complète ». À propos de choix des mots, il confie que la poésie l’aide beaucoup, notamment la « raison ardente » d’Apollinaire, une forme de passion qui n’abandonne toutefois pas la rationalité scientifique.

Interrogé sur sa vision de l’écologie, Makan Fofana confie qu’il « cherche encore à l’inventer ». Quand il voit « des amis dont le rêve est d’aller à Dubaï et de devenir influenceurs », il se demande « comment répondre à ce type de rêve tout en respectant la planète ? ». Après l’American dream, le rêve du XXIe siècle dans les banlieues c’est le Dubaï dream. Il s’agit maintenant d’inventer un ecological dream susceptible de fournir le support de rêves qui rendent des modes de vie respectueux de la planète désirables.

La parole est ensuite donnée à la salle pour une série de questions.

L’importance des récits...

Un participant interroge Makan sur ce qu’il vient de dire : « comment créer de nouveaux modèles de réussite ? Comment faire pour la réussite ce ne soit pas qu’avoir une Rolex avant 50 ans ? ». Makan confirme : « mon livre questionne le modèle de l’ascension sociale, après 5 ans de réflexion, je m’aperçois que le but des banlieues c’est d’accéder à plus de modernité et pas d’améliorer son quartier », d’autres imaginaires restent donc à inventer...

Suite à une question sur la "gamification", l’utilisation du jeu à des fins éducatives, Makan affirme que « parler de Naruto et de la façon dont sa ville est gérée » à travers les jeux vidéos, « ça marche mieux que de parler de plantes » car « ça mobilise les imaginaires de la cité ». Il reconnaît toutefois qu’il ne fait souvent « qu’un atelier et ne sai[t] pas ce qui en sort derrière » en termes de réflexion et de prise en compte des enjeux climatiques chez les participant·es.

Victoria Berni rebondit sur la question des modèles de réussite. Elle livre qu’en quittant son travail, elle s’était « sentie déclassée socialement », jusqu’à ce qu’elle découvre d’autres modèles de réussite : « avoir un écolieu à 30 ans dans les milieux écolos, vivre en dehors des structures de l’État, aller à la confrontation en manif dans les milieux anar... » En somme, « à chaque idéologie son modèle de réussite », résume-t-elle.

...mais aussi et surtout des infrastructures

Emmanuel Bodinier, en revanche, nuance l’importance des récits et des imaginaires dans nos choix de vie : « nos comportements dépendent des infrastructures plus que de nos opinions ; s’il n’y a pas de train, je vais venir en voiture ». Il déplore donc cette « tendance idéaliste dans les milieux écolos » et affirme : « les récits ne sont pas suffisants ; il faut changer les infrastructures ». Pour illustrer son propos, il utilise un exemple d’actualité, celui des retraites, et explique : « Colbert a créé les retraites en 1634 pour développer les marines. C’était dangereux à l'époque et donc on incitait les gens à s’enrôler en leur garantissant des avantages matériels. Les retraites sont une manière d'influer sur les comportements ; à nous de choisir vers quels comportements on veut orienter ces infrastructures – on pourrait développer des retraites pour les gens qui sont dans les Zad, par exemple – et de se donner les moyens de les faire advenir ».

« Nos comportements dépendent des infrastructures plus que de nos opinions. Les récits ne sont pas suffisants, il faut changer les infrastructures », Emmanuel Bodinier

À la question : « grâce ou à cause de l’écologie, se rend-on plus compte qu’il y a de l’injustice sociale ? », Emmanuel Bodinier répond : « les gens qui vivent dans la misère le savent tous les jours mais l’embourgeoisement des mouvements écolos les coupe de ces réalités ». « Le raccordement a été forcé dans le mouvement écologique » entre ces deux enjeux, poursuit-il, mais en tout cas « on a maintenant conscience du besoin d’avoir une stratégie cohérente en prenant en compte d’autres réalités ».

Victoria Berni complète en faisant un parallèle avec les violences policières : « les violences policières ont toujours existé face aux populations non-blanches et précaires, mais quand des CSP+ blancs sont confrontés à cela car ils s’engagent, vont dans les manifs, là ça devient un sujet ».

Makan alerte toutefois : « je ne veux pas qu’on associe banlieue et pauvreté : je n’ai pas vécu comme un miséreux, je n’ai jamais eu de problème avec la police ». « La banlieue n’est pas un espace homogène » souligne-t-il, « moi j’ai été heureux au quartier, mais on ne parle que de ceux qui vont mal ». En réalité, poursuit-il « quand t’es dans ton quartier, tu ne te rends pas compte que t’es pauvre, c’est seulement quand tu en sors que tu te rends compte des imaginaires qui sont associés à la banlieue ». C’est d’ailleurs la prise de conscience de cet écart dans les imaginaires de la banlieue qui a constitué le « point de départ de [s]a réflexion sur la banlieue du Turfu » explique-t-il, notamment « l’absence des banlieues dans les films de science-fiction ». C’est pour remédier à cette absence, et pour créer de nouveaux imaginaires dans les banlieues que Makan Fofana s’est donc lancé dans cette aventure de la Banlieue du Turfu.

Et Laetitia Delahaies de conclure : « il y a des récits à écrire et d’autres qu’il faut arrêter d’écrire ! »


Crédit photos : Marc Dufournet, licence CC-BY-SA (au pied levé, merci Marc ;)

Pour aller plus loin

- La campagne Nouvelle (R)

- Retour sur le Festival Colibris

- La chaîne Youtube de Victoria Berni-André, Au Pays des Alternatives.

- La Marge Humaine, le blog d’Emmanuel Bodinier .

- La Banlieue du Turfu, de Makan Fofana, Tana Éditions, 2021.

- Pour une écologie pirate, de Fatima Ouassak, Éditions La Découverte, 2023.

- Réussir une transition écologique juste, étude du Labo de l’ESS.

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