Soutenir Colibris en 2025 !
Recevoir des infos
Le MagDes idées pour construire demain
Mode d'emploi

Vous êtes ici

Entretien avec Nicole Darmon (2/2)

Bien manger avec peu d'argent, c'est possible !


Directrice de recherche à l’Inra, Nicole Darmon est spécialisée en nutrition et santé publique, et épidémiologie nutritionnelle. Elle est affectée à l’unité mixte de recherches interdisciplinaires MOISA (Marchés, organisations, institutions et stratégies d’acteurs) à Montpellier, dédiée à l’alimentation durable, tout en travaillant dans les quartiers populaires du nord de Marseille depuis 2005. Au cœur de son questionnement : comment les ménages les plus modestes peuvent accéder à une alimentation équilibrée ? Dans cette deuxième partie, la chercheuse propose un ensemble de solutions. 
Son propos, s'il s'appuie sur une expertise reconnue, n'est pas consensuel, et prête à débat. Nous l'avons trouvé suffisamment intéressant pour le partager avec vous !



Voir la partie 1

– On dit souvent que la Bio est réservée aux catégories socio-culturelles les plus favorisées : dans la Métropole de Lyon, mais aussi à Strasbourg et à Bordeaux, l’association VRAC (Vers un réseau d’achat en commun), défend toutefois une Bio dans les quartiers populaires, grâce à la vente directe du producteur au consommateur, sans emballage, etc. Cette expérience ne peut-elle pas se diffuser plus largement ?

Je trouve d’abord formidable que se créent des lieux de distribution d’aliments, bio ou pas, dans les quartiers populaires. C’est d’ailleurs l’un des projets initiaux que nous avions dans les quartiers nord de Marseille, avec des camions venant vendre au pied des immeubles des aliments bon marché mais de qualité, en lien avec le MIN (marché d’intérêt national) des Arnavaux de Marseille, mais cela n’a pas pu voir le jour.

Là, je ne connais pas le projet VRAC du Grand Lyon, mais j’ai été sur le site d’une épicerie apparemment comparable sur Marseille. Or, quand j’ai découvert la réalité de leurs prix, j’ai bondi ! Parce que, contrairement à leurs promesses d’offrir des aliments de qualité à tous, y compris aux ménages défavorisés, leurs prix rendaient cet accès impossible… Des produits de base comme le riz et la farine coûtaient deux fois plus cher que leur prix moyen national. Aussi, dans ce type d’initiatives, je regarderais de très près la réalité des prix pratiqués et les populations effectivement touchées. Car pour l’instant les populations à faible pouvoir d’achat n’ont pas accès à la Bio.

Le marketing social au secours du "bien manger" à petits prix

Opération "Manger top" de mise en avant de produits de bonne qualité nutritionnelle et à bon prix dans un supermarché Dia

– Au-delà de l’aide alimentaire, indispensable pour répondre à l’urgence de populations en forte situation de précarité, comment peut-on améliorer durablement l’alimentation des populations modestes ? Vous avez développé une action très intéressante avec un supermarché local de l’enseigne Dia…

Oui, ça a été une belle expérience, unique en France, conduite dans deux magasins des quartiers nord de Marseille au sein de cette enseigne de hard discount. Malheureusement, le rachat de l’enseigne par le groupe Carrefour a entraîné leur disparition et la fin de ce projet baptisé « Manger Top ! ».

Ce projet constituait le volet "Offre" du projet Opticourses, même si nous n’avons ni diminué le prix des aliments de bonne qualité nutritionnelle ni amélioré la qualité nutritionnelle des autres produits. En revanche, nous avons effectué une mise en avant dans les deux magasins, par une campagne de marketing social adaptée, basée notamment sur le logo « Manger TOP », de 180 articles présentant à la fois une bonne qualité nutritionnelle et un bon prix. Cela signifie que le logo ne concernait pas toutes les gammes des produits vendus : par exemple, il y en avait beaucoup dans les rayons fruits et légumes (frais et en conserve) et dans le rayon laitier frais, mais aucun dans celui des boissons sucrées car aucune boisson sucrée n’est de bonne qualité nutritionnelle ! Cette campagne promotionnelle (logo, affiches, stop-rayons…)  s’est accompagnée de dégustations dans les magasins. Au bout de six mois, nous avons regardé sur les cartes de fidélité d’un panel de clients des deux magasins  s’il y avait un impact de cette campagne par des achats spécifiques des produits « Manger Top » : ce fut clairement le cas, mais pour deux types d’aliments seulement, les fruits et légumes, et les féculents.

"En fléchant par un logo des articles à la fois de bonne qualité nutritionnelle et à bon prix, dans un hard discount, on a pu montrer que cela avait un impact positif sur les achats alimentaires"

– Certains ont également développé l’idée d’instaurer une sorte de Sécurité Sociale alimentaire, avec une aide financière automatique pour favoriser les ménages les plus pauvres à mieux s’alimenter : bonne ou mauvaise idée, selon vous ?

Si cela s’apparente aux chèques Fruits & Légumes, j’y suis très favorable et cela fait un moment que l’on en parle, car leur impact est immédiat pour les populations pauvres qui n’en consomment pas assez. Mais je ne crois pas que les gouvernements qui se succèdent soient disposés à consentir à cet effort financier, qui serait important...

– On se dit aussi qu’il est indispensable d’apprendre à bien manger, bien acheter et cuisiner ses aliments, et ce dès l’école… 

Oui, je pense que c’est tout à fait nécessaire, mais je ne dirais pas « apprendre » à bien manger : je parlerais plutôt d’échanger et surtout d’expérimenter sur le sujet, d’expériences émotionnelles, sensorielles, notamment à travers des potagers dans les espaces publics, et, bien sûr, dans les écoles.

"Il est important d’échanger et surtout d’expérimenter en matière alimentaire, de favoriser les expériences émotionnelles, sensorielles, notamment à travers des potagers dans les espaces publics, et, bien sûr, dans les écoles"

Les mille et une vertus des jardins partagés

Jardin en pied d’immeuble dans un quartier de Marseille

– Justement, d’autres, comme ATD-Quart Monde, insistent sur le fait que pour redonner de l’autonomie et de la dignité aux personnes en situation de précarité, il faut favoriser les initiatives d’auto-production alimentaire, notamment avec des jardins partagés : est-ce que c’est une problématique que vous avez aussi dans les quartiers Nord de Marseille ?

Absolument, ça me paraît essentiel. Mais pour qu’ils soient accessibles au plus grand nombre, il faut lever plusieurs freins, et en premier lieu d’urbanisme : la pression foncière dans les villes est telle qu’il n’y aura jamais d’espaces potagers en nombre suffisant pour répondre à la demande potentielle des citadins. Même s’ils se multiplient, il y en a très peu, en tout cas pas assez pour accueillir tout le monde. Il y a des quartiers de la métropole de Marseille où existent des listes d’attente de 500 personnes ! Donc, il faut compléter ces espaces par d’autres dispositifs. Et cela d’autant plus qu’on en retire un bénéfice incommensurable en terme de lien social, d’estime de soi et de bien-être. 

"Les jardiniers amateurs achètent davantage de fruits et de légumes que les autres. Comme si le fait d’en cultiver les incitait aussi à en consommer davantage"

Après, en termes de consommation pure, il n’est pas démontré que ces espaces potagers apportent un vrai gain… Ce que l’on a montré dans les quartiers Nord, par une étude modeste où des jardiniers amateurs de ces espaces collectifs ont gardé et transmis leurs tickets d’achats alimentaires durant un mois, c’est que ces personnes achetaient davantage de fruits et surtout de légumes (+150 g par personne et par jour – considérable !) que les autres du programme OptiCourses n’allant pas dans ces jardins. Comme si le fait d’en cultiver les incitait aussi à en consommer davantage. Et par là même à en acheter car ils ne pouvaient pas du tout couvrir leurs besoins avec ce jardin. Est-ce que le fait de jardiner dans un jardin partagé conduit à faire évoluer son régime nutritionnel ? On peut le penser par les commentaires que nous ont faits les personnes interrogées, mais cette étude demeure trop limitée pour l’affirmer. C’est l’un des sujets que nous allons précisément regarder, grâce à une thèse de doctorat qui a démarré  en septembre 2017, à Montpellier cette fois.

Les jardiniers des HLM doivent envahir les balcons !

– Si créer des jardins potagers en ville pour tous paraît difficile, que peut-on faire pour potager ensemble dans les villes ?

Le faire dans d’autres espaces ! Nous avons déposé un projet baptisé POMÉLO (POtagers MÉditerranéens sur baLcOn) pour promouvoir la santé des habitants de quartiers défavorisés et développer le jardinage et des productions potagères par les habitants des immeubles sur leur balcon. L’une des personnes de notre collectif a été se former à Montréal (Québec), où les jardins sur balcons sont assez fréquents, et a mené une première étude dans des quartiers défavorisés d’Aix-en-Provence. Chaque fois, les retours sont puissants en matière d’expériences, d’émotions et de bien-être pour ceux qui s’y adonnent. Mais aussi de partage avec le reste de la famille. Voir un plant de tomate pousser, en prendre soin, puis en consommer les fruits ensemble, devient une belle aventure du quotidien, et peut créer un déclic pour des pratiques alimentaires plus durables, c’est l’hypothèse que nous posons !

En lien avec l’Institut technique horticole Astredhor, nous aimerions que ces pratiques essaiment partout en France. Et réussir à développer des passerelles entre les cultures sur balcons et celles en jardins : les balcons deviendraient en quelque sorte des extensions de ces jardins inaccessibles pour le plus grand nombre, les semis pourraient être réalisés collectivement en jardins puis distribués pour les balcons, etc… Et on pourrait développer autour de ces différents espaces une série d’actions sur la nutrition, l’environnement, la cuisine, le vivre ensemble, etc. Mais il faut d’abord pouvoir poser les premières pierres, et malheureusement notre projet n’a pas encore trouvé de financement, car la mise en place de ce type d’intervention nécessite un temps de co-construction avec les habitants et un ancrage territorial fort avant de pouvoir faire ses preuves et essaimer. Et ce temps n’est pas jugé suffisamment rentable dans l’immédiat par les bailleurs de fonds…

– Vous avez participé aux premières rencontres de l’Agora des colibris, dans l’Hérault : est-ce que ce format d’échanges avec les citoyens vous intéresse et vous semble manquer au niveau de la recherche ?

Oui, c’est vraiment très bien car on peut être dans un échange direct avec des citoyens, grandir chacun, sans que cet échange passe par les médias qui ont, eux, leurs priorités d’audience ou suivent des modes. Après, il faudrait que ça puisse toucher encore plus de personnes !


L’Agora des colibris : réfléchir ensemble pour changer notre quotidien 

Initiée par un atelier sur l’alimentation, l’Agora des colibris est un laboratoire d’idées citoyen destiné à faire grandir la conscience collective, échanger nos points de vue, notamment avec divers experts, et promouvoir des initiatives locales et nationales. Une rencontre nationale se tiendra à Grenoble les 31 mars et 1er avril 2018.

En savoir plus


1re partie de l'entretien avec Nicole Darmon, "Alimentation et pauvreté : l'enjeu crucial de l'équilibre"

Commentaires

Cet article vous a donné envie de réagir ?

Laissez un commentaire !

Bonjour , je voudrais savoir ce que vous considérez comme personnes à faibles revenus . Je vis dans un quartier ou beaucoup de familles de 5 personnes en moyenne vivent avec un revenu inférieur à 2000 euros . Est ce votre cible ? Avec un revenu similaire , notre famille achète beaucoup de produits bio et de qualité . Beaucoup de personnes pourraient faire comme nous . C 'est une question de rigueur de budget .

Bonjour, effectivement, 2000 euros pour 5 c'est peu. Le seuil de pauvreté est à 900 euros par unité de consommation. Oui, je veux bien croire que vous achetiez des bons produits et que vous ayez un bon équilibre alimentaire. Mais vous le dites vous même, c'est une question de "rigueur" ce qui confirme que c'est très difficile et que vous auriez plus de latitude avec un budget plus important.
Je pense que vous avez plein de "bons plans", et j'imagine que vous êtes végétariens dans votre foyer, car manger Bio et non végétarien, là, pour le coup, ça coûte vraiment plus cher, il me semble.
Cordialement