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L'appel de Pierre Rabhi

Photo : Franck Bessière


L’ethnologie nous apprend que l’être humain a, par nature, un caractère clanique. Depuis tout temps, les individus se sont réunis pour vivre en collectivité. Chaque corps social assurait son autonomie et veillait à ne pas outrepasser les limites dictées par la capacité du milieu à subvenir à ses besoins vitaux et par la nature humaine qui savait d’instinct qu’au-delà d’un certain seuil de densité, la cohésion du groupe était menacée. Quand le clan devenait trop important, une partie de ses membres essaimait, comme le font les abeilles. En tant que membre et cellule du groupe social, chaque individu avait une fonction précise et reconnue. Dans Le Pèlerin de Delphes, Platon réfléchissait déjà à la cité idéale et affirmait qu’elle se devait d’être limitée, afin de maintenir l’harmonie avec le milieu, tout autant que l’harmonie du groupe.

En 1995, insurgé contre la civilisation hors-sol, sa dissipation des ressources naturelles et son aliénation de l’être humain, j’ai lancé le Mouvement Oasis en Tous Lieux, afin d’encourager la création de lieux de vie solidaires et écologiques. Depuis, la problématique n’a fait que s’accentuer. Notre société a érigé un système fragmenté, individualiste et générateur de dépendance, dans lequel ceux qui n’ont pas de moyen sont oblitérés socialement. Ils tombent alors dans l’indigence et sont pris en charge par des institutions, qui sont loin de pouvoir pallier au déficit d’une véritable solidarité sensible. Au sein de cette société déshumanisée, on peut se sentir aussi bien étranger dans sa propre famille que seul au milieu de la densité urbaine. Les individus se retrouvent agglomérés sans plus être en lien. Ce n’est pas parce qu’il y a masse qu’il y a cohésion. Moi-même quand je circule en ville, j’ai la sensation de grouiller et d’être exclu parmi mes semblables. Il est paradoxal que dans ce monde moderne, la prolifération des outils de communication les plus sophistiqués n’ait fait que réduire à néant la relation. Avec le chômage grandissant et la dette atteignant des sommets inégalés, force est de constater que la logique d’une croissance indéfinie comme solution à tous les problèmes touche à sa fin : un nombre croissant d’individus sont rendus chaque jour orphelins par un système qui ne peut plus les materner.

Nul ne peut aujourd’hui occulter que la prospérité du monde occidental s’est bâtie sur le pillage de la planète et des peuples du Sud. Une minorité s’accapare les quatre cinquièmes des ressources naturelles. Aujourd’hui, tous ces déséquilibres et les menaces qu’ils induisent pour l’avenir de l’espèce humaine sont révélés et exacerbés. Il ne s’agit pas ici de tenir des propos moralisateurs mais simplement de mettre au clair ces quiproquos afin que les leçons tirées de la récession actuelle puissent nourrir l’imagination d’une société nouvelle.

Face à ce monde en délitement qui m’apparait tel un grand désert social, je me réjouis de voir que des oasis de vie se multiplient de toutes parts, répondant au besoin émergent de répondre par nous-mêmes à nos nécessités vitales, de nous relier à nos semblables et à la nature, de retrouver le sens de la vie, la joie d’être en vie.

Ainsi, tandis que la politique continue à faire de l’acharnement thérapeutique sur un système moribond, des milliers de créatifs s’affairent à construire les alternatives sur lesquelles le futur pourra s’appuyer. Que ce soit en termes d’agriculture vivrière, de sobriété énergétique, d’éco-construction, de mutualisation et d’échange de biens et de services, de convivialité et d’entraide, d’éducation alternative, ces lieux de vie ou de transmission expérimentent de nouvelles manières d’être et d’agir afin de retrouver une coopération avec la vie. Comme nous l’avons mis en évidence dans notre livre avec Jean-Marie Pelt, Le Monde a-t-il un sens ?1, la coopération et l’associativité sont deux lois fondamentales du vivant. Aucun élément naturel ne roule pour lui-même. Tous les éléments constitutifs de la nature entrent dans le cycle du donner et du recevoir. Avoir cru pouvoir s’extraire de cette logique du vivant fut une dangereuse illusion. Chercher des moyens de construire un vivre-ensemble harmonieux et respectueux de la terre à laquelle nous devons la vie est la seule voie possible pour demain.

En plein désert, l’oasis est cet îlot de vie que l’homme a su faire fleurir de ses mains en recréant une synergie au sein des différents maillons de l’écosystème – végétal, animal, humains – et des différents éléments indispensables au vivant : terre, eau, chaleur, ombre…

Comme en témoigne le numéro spécial de Colibris et Kaizen, "Oasis, un nouveau mode de vie", ce que nous appelons à notre tour "Oasis"  recouvre des lieux divers, ayant le point commun d’incarner les valeurs de la solidarité et de l’écologie. La prise de conscience que la terre nourricière est l’unique garante de notre vie et de notre survie est l’un des axes majeurs de ce mouvement. Dans une société qui confisque de plus en plus aux citoyens la capacité de répondre par eux-mêmes à leurs besoins, il me semble impératif, partout où cela est possible, de tendre à l’autonomie alimentaire. Cultiver son jardin a toujours été pour moi un acte de légitime résistance, de reconquête de notre souveraineté. Pour les personnes n’ayant pas accès à la terre, il est possible de se rapprocher d’un producteur et d’établir avec lui une alliance bénéfique pour chacun.

Il est pour moi fondamental de ne pas cloisonner la définition d’une oasis. Qu’elles soient rurales ou urbaines, lieux de vie ou de transmission, qu’elles s’étendent à l’échelle d’un habitat partagé, d’un éco-lieu, d’un quartier ou d’une commune, toutes ces alternatives sont utiles et témoignent que de la puissance de notre créativité peuvent naître des berceaux d’autonomie d’une infinie diversité nous extirpant des méandres de la standardisation et de la pétrification actuelles.

La première oasis est selon moi celle qui rassemble les consciences et les cœurs autour de valeurs communes et qui émerge de la transformation individuelle et intime de chacun d’entre nous. Car - faut-il encore le rappeler ? - la crise actuelle est avant tout une crise humaine. Il ne suffit pas d’aller vivre dans un écovillage pour accéder au bonheur. Les alternatives quelles qu’elles soient ne pourront changer la société si l’être humain ne change pas. Combien d’initiatives collectives ont déjà avorté pour cause de disputes et divergences ? Une posture d’amour, de bienveillance, de respect profond de soi, des autres et de la vie, est fondamentale et c’est elle qui doit fédérer le groupe avant toute autre chose. L’affinité des consciences n’exclut pas que le groupe soit diversifié dans ses talents, ses savoir-faire, etc. mais induit que ses membres se retrouvent sur les valeurs fondamentales et s’engagent à faire de leurs différences une source de richesse et d’inspiration au service de tous.

Ainsi, en 20 ans, le phénomène Oasis n’a fait que s’amplifier comme une réponse au déclin du système actuel. La multiplication des alternatives de ce type est magnifique et je rêve maintenant qu’elles soient fédérées, valorisées et révélées comme une véritable énergie politique, au sens noble du terme, force de proposition et de démonstration d’une nouvelle organisation du vivre-ensemble basé sur le respect de l’humain et de la nature.

Pour que la transition vers ce nouveau paradigme soit favorisée, les élus ont de précieux leviers entre les mains. L’organisation foncière demande notamment à être réorganisée. La mise à disposition de terres, sous condition de respect d’une charte et d’un engagement sérieux et rigoureux, devrait être étudiée et permettre aux personnes qui le souhaitent de créer les fondements de leur autonomie, dans la sobriété et le respect de l’environnement. Que des individus ayant peu de moyens puissent accéder à de telles alternatives me tient particulièrement à cœur. Là encore, il convient d’en appeler à la mutualisation, la solidarité et l’inventivité. Après tant d’années de complexification de nos outils et de nos modes d’existence, je suis convaincu que l’heure est venue d’exalter le génie de la simplicité, celui qui saura créer des alternatives sobres et accessibles au plus grand nombre. La sobriété est de toute façon une voie inévitable. Elle ne signifie pas quitter le "toujours plus" pour le "toujours moins" mais revenir à l’optimum.

L’oasis m’apparait ainsi comme un lieu d’équilibre, entre l’épanouissement de chacun et l’harmonie du groupe, la valorisation des ressources naturelles et le respect de leurs limites, la prise en compte des enfants comme des aînés, la recherche d’autonomie et l’ouverture sur le monde, les valeurs qui nous portent et les actes qu’elles induisent. 

Bien que chacun des lieux décrits dans cet ouvrage comporte certainement ses limites, ses compromis, ses difficultés – qui d’entre nous pourrait dire ne pas être en chemin ? –, je leurs rends hommage pour les efforts accomplis et le courage d’avoir osé sortir des sentiers battus, se libérer du connu et créer.

Il est clair que le mouvement Oasis reste et restera toujours non confessionnel. Mais je ne peux que me réjouir que des lieux religieux comme le monastère orthodoxe de Solan et l’institut bouddhiste Karma Ling se soient reconnus dans les valeurs universelles que nous défendons et affirment leur engagement dans le respect du bien commun.

Finalement, ces oasis n’incarnent-elles pas un retour au sacré ? Un mode d’existence qui exalte la beauté de la vie et nous replace dans notre véritable vocation qui n’est pas de produire et consommer sans fin, mais d’admirer, aimer et prendre soin.


 



Pierre Rabhi


1 Le Monde a-t-il un sens, Éditions Fayard, 2014

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