Les médias doivent-ils changer le monde ?
Crédit : Natacha Bigan
Trop rapides, trop simplistes, trop partiaux, trop loin des réalités quotidiennes et planétaire… Depuis longtemps la chasse aux canards est ouverte dans l’opinion. Dézinguer les journalistes « tous pourris » et complices d’à peu près tous les pouvoirs et contre-pouvoirs à la fois est même devenu un sport national. Non, sans raison, parfois !
Car, comme le démontre Anne-Sophie Novel dans son film documentaire et son dernier ouvrage Les Médias le monde et nous (Actes Sud, 2019), malgré les fake-news qui inondent les réseaux sociaux (mais aussi certaines « institutions » médiatiques), toutes les feuilles de choux ne sont pas à jeter à la poubelle ! De même, si le monde économique et financier a très largement investi – pour ne pas dire acheté – la plupart des médias, les rédactions ne sont pas toutes « aux ordres »… Malgré cet évident fil à la patte, les journalistes parviennent aussi à révéler des scandales financiers et écologiques, et divers mécanismes délétères pour notre démocratie.
Économiste de formation, Anne-Sophie Novel est aujourd'hui journaliste spécialisée dans les questions d'écologie. Elle œuvre autant pour Le Monde, Le 1, D!sclose, We Demain, Kaizen, L'info Durable, Revue Far Ouest, que RFI, France 2 et Public Sénat. Auteur de plusieurs ouvrages sur l'économie collaborative et les modes de vie durable, elle a aussi créé en 2006 l'association Ecolo-Info et conduit le projet Place to B depuis 2015.
Crédit : Josef Helie
Son ouvrage n’est pas seulement pédagogique sur la fabrique de l’info, sur ses contraintes, ses contradictions, sa diversité aussi, sur les pouvoirs qui se cachent derrière certains titres et sur ceux que ces médias « influenceurs » ont créés. Il a surtout l’immense vertu a remettre le lecteur et citoyen au cœur du système médiatique, en nous invitant à réfléchir à quelle information nous voulons. Aux rôles et aux postures que nous attendons des journalistes. Surtout à la lecture des crises écologiques, politiques et social actuelles : il y a-t-il un journalisme « utile », à quoi et pour qui ? toxique, et en quoi ? Comment les acteurs de premier plan de ces crises – et notamment les scientifiques – communiquent ou devraient communiquer ? Comment éclairer et outiller les citoyens sans les manipuler ?
À travers mille exemples et histoires, qui font de son enquête un récit très vivant, Anne-Sophie Novel propose de promouvoir un « journalisme d’impact » et une nouvelle manière de parler d'écologie dans les médias. Nous avons choisi de publier ici un extrait de son ouvrage inspirant, qui montre les difficultés, les ambiguïtés et la diversité d’approches pour traiter de la crise climatique. « Le rôle des médias n’est pas de changer le monde. » assure l’un de ses interlocuteurs. Quel est-il alors…?
Crédit : Natacha Bigan
Extrait de l'ouvrage
La faute aux sceptiques ?
“C’est une anecdote fort révélatrice relatée par le journaliste Mike Shanahan : En novembre 2007, des chercheurs prouvèrent que les humains n’étaient pas la cause du changement climatique. En effet, ils avaient découvert que ce n’était pas la combustion de combustibles fossiles qui était responsable de l’augmentation des concentrations atmosphériques de ces cent quarante dernières années, mais que la faute revenait en fait à l’émission, indétectée jusque-là, de bactéries sous-marines. Le présentateur américain Rush Limbaugh et d’autres membres de la communauté médiatique, dont 600 radios aux États-Unis, se sont chargés de propager cette information auprès de leurs millions d’auditeurs, avant de se rendre compte qu’ils avaient été trompés. Les charlatans avaient créé un faux journal scientifique, une fausse rédaction, un faux site internet et de faux auteurs. Contrairement à d’autres tentatives de confusion des médias, celle-ci n’éma-
nait pas d’un groupe de pression. Avant que le canular n’ait le temps de causer trop de dégâts, des blogueurs identifièrent le coupable comme étant David Thorpe. Ce dernier dit plus tard qu’il avait eu pour but de montrer à quel point les sceptiques du changement climatique étaient prêts à croire tout ce qui pouvait soutenir leurs arguments. Les blogueurs ont réussi à mettre fin à cet épisode avant qu’il ne soit trop tard. Andy Revkin, journaliste du New York Times, dit que cet événement reflète « le pouvoir incroyable de l’internet dans l’amplification puis le démantèlement d’histoires fictives, le tout à la vitesse de la lumière ». Bien que peu de membres des médias aient été trompés, le blogueur Gaius fit cette remarque : « Ce type d’événement deviendra probablement de plus en plus fréquent, et plus sophistiqué. » En cause ? L’alliance du climatoscepticisme, du complotisme et des outils de plus en plus perfectionnés pour fabriquer de fausses informations. Mais aussi le fonctionnement d’une fabrique médiatique mal adaptée pour traiter ces questions.
“Aux États-Unis, au Royaume-Uni, et dans une moindre mesure en France, les propos climatosceptiques ont longtemps occupé le devant de la scène médiatique (on pense à Fred Singer ou Richard Lindzen, aux États-Unis, à Matt Ridley ou Nigel Lawson, en Grande-Bretagne, à Claude Allègre ou Vincent Courtillot, en France). En leur présence, la discussion tourne rapidement en boucle sur l’existence même des faits abordés, empêchant tout propos utile pour comprendre la gravité de ce qui est en jeu. Ils créent des polémiques dont le principe consiste à insuffler le doute et à enfermer la discussion dans un débat techniciste plutôt que de débattre et de philosopher sur la portée des choix sociétaux à effectuer – on retrouve cette technique dans d’autres débats, sur les agrocarburants, les gaz de schiste, sur l’usage des produits phytosanitaires, etc. Ces négateurs du climat, autoproclamés “climatosceptiques”, donnent alors l’impression au public que la climatologie est une idéologie, une question de valeurs plus que de science.
“On peut se demander pourquoi les médias leur donnent la parole, dans ces conditions. Parce que l’approche journalistique dite “rigoureuse” consiste à laisser la parole à des avis différents, à présenter deux points de vue censés répondre au besoin de neutralité des médias. Elle consiste aussi, officieusement, à favoriser le conflit (souvent plus vendeur) au consensus. La réalité, pourtant, est qu’il n’y a pas de “bon sceptique” à inviter mais d’autres types de débats à organiser. "Des années durant, les journalistes ont tenté d’« équilibrer » science et scepticisme, preuves
et émotions ; mais en ignorant le consensus scientifique, pourtant fermement ancré, les médias ont en vérité instauré des préjugés. En conséquence, le public est confus et mal informé, et le combat contre le changement climatique est repoussé”, analyse ainsi Mike Shanahan, pour qui le principal défi des journalistes est de comprendre le sujet complexe qu’est le changement climatique.
“De leur côté, les scientifiques ont été obligés de se positionner et de prendre la parole de manière plus influente dans les médias : “Pour le scientifique, il a fallu apprendre à communiquer certitudes et incertitudes hors de sa « zone de confort ». Vulgariser n’est pas simple et fait débat dans la communauté. De quels outils disposent les chercheurs pour parler dans les médias et répondre aux questions du public ? Doivent-ils accepter d’aller devant les caméras débattre avec un négateur, répondre à une interview alors qu’ils savent que le journaliste n’en gardera que quelques secondes ?”, questionnent ainsi Éric et Catherine Guilyardi, climatologue pour l’un et journaliste pour l’autre, désireux de comprendre l’impact des conditions de la production de l’information sur la compréhension de faits complexes.
“Car les scientifiques, comme les journalistes, sont responsables, ensemble, de la transmission d’informations claires et justes au public – postulat essentiel de la démocratie. L’historienne des sciences Naomi Oreskes, que j’ai interviewée en 2014, est très claire quand on l’interroge sur le rôle des médias dans le traitement de ces sujets : “Les journalistes sont un peu comme les scientifiques, ils sont dans une position difficile pour faire leur boulot, être objectifs, rapporter les faits. Ils sont soumis à de nombreuses pressions, d’éditeurs, de publications, de sceptiques... Je ne veux pas les critiquer, mais comme je pense qu’il faut plus de courage aux scientifiques, je pense que les journalistes pourraient aussi être plus courageux, notamment pour arrêter de donner un temps de parole égal pour des propos qui ne sont pas vérifiés par la science.” Et Mike Shanahan de conclure ainsi sa note : “Le rôle des médias n’est pas de changer le monde. C’est à la société qu’appartient la responsabilité de transformer les mauvaises nouvelles en opportunités. Par contre, les médias peuvent aider le public à faire des choix réfléchis. Pour l’instant, les réactions publiques, privées et politiques au changement climatique sont encore minimes face aux réactions exigées par de puissants arguments scientifiques, économiques et moraux.”
“Aussi est-il intéressant de souligner ici les décisions prises par la BBC à ce sujet : depuis 2014, elle forme ses journalistes aux nouvelles sciences et interdit les “faux débats” opposant négateurs et climatologues. Un “Media Centre” a même été créé par la Chambre des lords pour aider scientifiques et journalistes à travailler ensemble. Le Guardian a aussi évolué sur ces sujets : un parti pris dans la couverture de ces questions impulsé par son ancien rédacteur en chef (Alan Rusbridger) lors de la COP21*, et plus récemment la décision de modifier la sémantique avec laquelle seront qualifiés les enjeux – pour Katharine Viner, l’actuelle rédactrice en chef du journal, il s’agit d’être plus proche de la réalité telle qu’elle est désormais décrite par les scientifiques : aussi les termes “changement climatique” sont-ils maintenant remplacés par “urgence, crise ou panne climatique”, “biodiversité” par “vie sauvage”, “stocks de poissons” par “population de poissons”, et “climatosceptiques” par “négationnistes de la crise climatique”.
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