Rajeunir pour durer
Au premier abord, leur mode de vie paraît un peu monastique. Le rythme donné par les rituels et la vie communautaire semble laisser peu d’espace au temps libre et à la spontanéité. Pour autant, par de nombreux aspects, ce cadre peut se révéler à la fois rassurant et souple. Le goût de la fête est à La Flayssière aussi important que le sens du labeur, avec une organisation éprouvée qui sait évoluer. Depuis quelques mois, la réflexion est d’ailleurs entamée pour rajeunir l’âge des membres qui résident en permanence dans la communauté. De quoi poser plus largement la question de la transmission et de la survie de leur démarche dans le temps…
Crédits photo : Anne-Sophie Novel
« Je connais ce lieu depuis que je suis enfant. À l’époque on s’éclairait à la bougie, on trouvait ça génial, avec la sensation de tout faire en plus grand et de s’initier à beaucoup de choses », confie Zoé, 23 ans. Cette nièce de Christophe et Isabelle, un couple qui habite ici depuis vingt-trois ans, aime La Flayssière pour « ce savant mélange de simplicité et de proximité entre les gens, avec des moments de partage que l’on retrouve difficilement dans la vie conventionnelle ». Jeune diplômée d’un master en gestion de l’eau, elle est venue passer six mois ici avant de rechercher un métier. « J’ai envie de vivre en communauté, et j’ai choisi mes études en fonction de compétences utiles à ce mode de vie. Mais avant cela, je souhaite expérimenter autre chose » relève la jeune femme, bien consciente que la Communauté ne la laisserait pas faire un tel choix tout de suite : « C’est important que les jeunes, surtout ceux qui ont grandi là, ne s’engagent pas ici avant d’apprendre un métier et de vivre ailleurs, souligne Christophe, dont les trois enfants ont désormais quitté le nid de La Flayssière. On veut qu’ils comprennent comment le système fonctionne à l’extérieur, comment il exige de ramener de l’argent, d’être compétent, responsable… C’est formateur ! »
L’une des deux filles de Margarete et Fernando, Anna – née en 1997 –, fait aujourd’hui ses études à l’étranger. Bien consciente, dès l’adolescence, de vivre dans un environnement différent, elle sent que cela lui donne de la force aujourd’hui : « La vie en communauté ne me manque pas vraiment ; pourtant, elle m’accompagne et me guide au quotidien », affirme-t-elle. Si elle se sent riche des savoir-faire acquis durant son enfance ici, elle apprécie encore plus les savoir-être qui lui ont été transmis : « Il y a une conscience, un travail utile sur la communication et le pardon, une manière d’appréhender les relations humaines qui est assez saine où que l’on se trouve », relève celle qui se sent portée par l’esprit d’ouverture dans lequel elle a grandi.
Un état d’esprit
Il est vrai que la Flayssière accueille en permanence de nombreux stagiaires du monde entier, sur des périodes allant de quelques jours à deux ans. Son activité, riche d’échanges avec les villages voisins, de fêtes et de célébrations variées, pousse la Communauté à cultiver cette ouverture d’esprit. « L’accueil de différents stages et la formation jouent un rôle important dans notre économie et notre activité. L’harmonie dans les relations, l’unité et le respect mutuel malgré toutes les diversités – différences d’âge, de tempérament, de nationalité et de recherche spirituelle – restent le défi majeur de notre vie quotidienne et de notre engagement », relève Margarete, responsable internationale de l’Arche. Maintenant que ses filles sont grandes, elle est soucieuse de transmettre encore plus largement les valeurs de la Communauté : « Ce réseau de relations sociales nous fait mieux sentir combien nous sommes unis et solidaires les uns envers les autres dans notre destin humain. En ce moment, notre principale action est de maintenir la vie de la communauté. Et vu les crises qui s’accumulent à l’horizon, on va être amené à participer à plus de luttes pour sauvegarder notre planète ».
Aussi la communauté passe-t-elle beaucoup de temps à échanger sur ce sujet depuis quelques mois, avec une grande capacité à se remettre en cause pour mieux appréhender son avenir. Pour Margarete, qui aime rappeler que « la communauté de l’Arche n’a de sens que si elle répond à des préoccupations et à des enjeux d’aujourd’hui », il est crucial de continuer à être aussi visionnaire que Lanza de Vasto, son fondateur, le fut à son époque. « En quoi nos réflexions, nos actions, nos choix de vie personnels et communautaires peuvent-ils répondre aux enjeux de notre temps, plus grands que jamais ? » insiste-t-elle, convaincue que l’Arche a toujours une vision porteuse d’espérance pour le monde d’aujourd’hui.
La communauté de l’Arche s’active donc, consciente que son renouvellement doit la pousser à ne pas « être à part » mais à « être mieux avec ». Hier pionnière dans la non-violence, elle s’engage aujourd’hui auprès de nombreux réseaux qui œuvrent pour la paix, la justice sociale, l’écologie et le climat : Church and Peace, Global Ecovillage Network – le réseau mondial des écovillages –, ou encore le collectif d’ONG « LeJourdAprès », créé au printemps 2020 lors du premier confinement. Du 7 au 11 juillet prochain, l’Arche organise même un Festival du Changement, intitulé « À la recherche du temps futur - Face au plus grand défi de l'humanité, quelles voies pour une terre habitable? », sur les domaines reliés de La Flayssière, La Borie et Nogaret, dans l'Hérault.
Crédits photo : Anne-Sophie Novel
Un équilibre dynamique
Au quotidien, les membres de l’Arche ont à cœur d’améliorer leur expérience du vivre-ensemble et de vie communautaire. Pour cela, les engagés de la Flayssière intègrent beaucoup d'apports extérieurs tels la CNV (communication non-violente*), le travail sur les émotions et la violence intérieure, la sociocratie et la gouvernance partagée**, des outils pour vivre en groupe et pour animer des réunions. « L’héritage laissé par Gandhi, Shantidas*** et nos anciens, nous donne des bases solides, mais nous continuons à apprendre de nos erreurs et à nous ouvrir à la créativité et à l’expérimentation », explique Margarete.
Depuis un an, ils font notamment appel à Elisabeth Clerc, une aide extérieure qui intervient toutes les six à huit semaines pour les aider à consolider leur projet : « Vivre en communauté est un vrai challenge. Ils sont dans une mouvance non violente mais chacun est traversé par des émotions, des frustrations. Ces séquences de régulations sont un espace où les membres de la Communauté peuvent déposer ce qui leur pèse. Je fais en sorte que cela soit recevable, et souvent je les amène plus loin qu’ils n’auraient été », témoigne Elisabeth, heureuse de les accompagner. À ses yeux, « leur envie de faire perdurer cette communauté va les ouvrir à d’autres points de vue et façons de faire, pour continuer dans la lignée au-delà de ce qu'ils sont aujourd'hui. »
Et ce d’autant qu’il y a de vraies divergences au sein du groupe actuellement, au sujet des pratiques spirituelles, de l’indépendance financière ou des choix de mécanisation (sur l’usage d’une fendeuse à bois ou d’un motoculteur, par exemple) pour effectuer certaines tâches à la ferme. Ce dernier point, notamment, est un vrai sujet de préoccupation : certains pensent que cela fait du bien et crée un vrai lien avec la nature, d’autres estiment que c’est éprouvant et que cela fait perdre du temps. « Avec un petit groupe qui vieillit comme le nôtre, il est parfois difficile de se renouveler. Mais j’ai le désir ardent que la Flayssière perdure et je sais que nous ne sommes pas dans le dogme », commente Margarete, confiante dans la capacité de la communauté à se renouveler, mais consciente de la difficulté à maintenir l’activité de la ferme sans la participation des stagiaires qui viennent se former dans la communauté.
Crédits photo : Anne-Sophie Novel
Inventer une sobriété moins pénible
« Il y a quinze ans, nous avions encore une charrette et un cheval, remplacés depuis par un tracteur. Le bois est scié en forêt avec une tronçonneuse mais il faut le charger, le fendre, le ranger, puis le re-scier soi-même lorsqu’on en a besoin. Pour le foin, nous avons une botteleuse, mais il faut là encore ensuite charger les bottes et les mettre à l'abri pour l’hiver. Il y a aussi des vaches dont on doit s’occuper, et la traite qui se fait à la main : le troupeau est assez petit pour ne pas nécessiter une machine qui nous prendrait du temps de nettoyage ensuite. Quant au potager, nous avons toujours préféré la grelinette pour préserver le sol et l’aérer sans l’abîmer », relève encore Margarete. À ses yeux, la communauté est dans un entre-deux : elle a fait des concessions au regard de la sobriété initialement prônée par Lanza Del Vasto, mais elle ne mécannisera pas toutes ses tâches agricoles pour autant. D’ailleurs, les jeunes qui viennent à la Flayssière sont parfois plus radicaux dans leur rejet de la mécanisation : « Ce n’est pas vraiment une question de génération », assure Margarete, toujours soucieuse, avec le reste des permanents, du temps de repos accordé aux stagiaires en soutien. « On leur confie des responsabilités, on les forme, on leur transmet un savoir-faire et on leur apprend le métier, mais on veille à ce qu’ils profitent aussi des activités créatives et qu’ils se reposent ».
Qu’en disent Fred et Sveta qui, après plusieurs années à voyager et faire du volontariat, veulent justement participer à ce renouvellement ? « C’est un challenge énorme que de nombreuses communautés n’arrivent pas à réaliser. La vie communautaire n’est pas un choix de fuite ou de facilité, il faut être fort intérieurement pour tenir. Et ce lieu doit continuer de vivre et de grandir ». Installés depuis un an à la Flayssière avec leur bébé de 6 mois, ils savent que leurs envies bousculent celles des autres couples présents ici depuis plus de trente ans : leur pratique quotidienne de méditation Vipassana et leur volonté de s’économiser dans la réalisation de certaines tâches éprouvantes pour avoir plus de temps sur d’autres chantiers, déstabilisent un peu l’équilibre établi. « Pour moi, l’usage de certains outils participe aussi d’une vie simple », relève ainsi Fred avec sérénité : « Nous aimons l’équilibre sensé qui règne ici, le partage entre la vie personnelle et la vie communautaire, et on sait que nos envies vont se caler au fur et à mesure ».
Sans doute leurs efforts seront-ils partagés par le petit groupe de jeunes qui s’est récemment installé à Nogaret après avoir suivi « La Fève », une formation lancée en 2010 par la maison communautaire de Saint-Antoine : « Pendant un an, ils apprennent les rudiments de la vie résilience et communautaire, à prendre des décisions, à exprimer leur besoins, leurs désirs, à avoir un projet et à s’outiller correctement » note Christophe, enthousiaste. Depuis août 2020, le site de Nogaret, voisin de La Flayssière, connaît donc une nouvelle jeunesse : « Jusque là , il était entretenu par des retraités. Ils organisaient des activités l’été pour transmettre les valeurs de l’Arche. Maintenant, ces jeunes vivent sans eau ni électricité. Certains ont quitté l’orchestre national de Suède pour faire ce projet, ils apprennent tout sur le tas ! » expose encore Christophe, heureux de constater leur motivation. Plus jeune, il a lui aussi commencé comme stagiaire à Nogaret, la petite communauté en lien avec La Flayssière…
Pour aller plus loin
“Communiquer sans violence pour rendre la lutte forte et joyeuse”, entretien avec Nathalie Achard
L’université des Colibris propose régulièrement des formations sur la gouvernance partagée. Rendez-vous sur le site pour en savoir plus !
*Élaboré par Marshall B. Rosenberg, ce mode de communication repose sur la bienveillance et l'empathie. L'expression « non violente » est une référence au mouvement de Gandhi : c’est le fait de communiquer avec l'autre sans lui nuire (principe de l’ahimsa).
**Mode de gouvernance auto-organisé pouvant prendre des formes assez différentes, mais où les prises de décision reposent sur l'intelligence collective, le respect de chacun et la responsabilité de tous pour réaliser des objectifs communs.
***Nom donné par Gandhi à Lanza del Vasto.
La série “Tour de France des écolieux”, en libre accès, est produite par Colibris le Mag, en partenariat avec l’Agence de la Transition Écologique (ADEME).
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