Lutte contre le SIDA et combat écologiste : regards croisés
Article publié dans le magazine Usbek & Rica, le 16 mars 2019
Depuis quelques semaines, l’engagement a les traits d’une jeune fille de 16 ans, non violente mais pas moins radicale, Greta Thunberg. Plutôt qu’un énième questionnement sur « les nouveaux visages de l’engagement », Usbek a voulu faire échanger deux engagés que tout oppose, en apparence. Lui, Philippe Mangeot, a été président d’Act Up à la fin du XXe siècle (de 1997 à 1999) avec des mobilisations victorieuses auprès des labos pharmaceutiques et de l’État dans la lutte contre le SIDA. Une aventure qu’il a racontée dans le film 120 battements par minute, dont il est coscénariste. Elle, Flore Berlingen, dirige Zero Waste France depuis 2013, une ONG engagée dans la lutte contre le gaspillage et les déchets, luttes qui connaissent un certain écho médiatique, en attendant des victoires plus concrètes. Par-delà les générations et les thèmes de luttes, se dessinent en creux des convergences, des craintes et des espérances communes.
Usbek & Rica : Philippe Mangeot, vous avez écrit à propos d’Act Up : « Nous enterrions des amis chaque semaine en redoutant notre tour ». On a rarement mieux défini ce qu’est l’urgence ultime, plus encore que l’urgence climatique. En quoi le rapport au temps diffère-t-il entre ces deux luttes ?
Philippe Mangeot : Disons que notre rapport au temps n’était pas celui de l’urgence climatique. Militer dans les années 1990 quand on est sidéen, c’est savoir qu’il nous reste moins de 5 ans à vivre. Le SIDA n’était pas une lutte de générations, un conflit pour les générations futures. Nous avions des problèmes de gens de 80 ans, la finitude, mais à 20 ans. Le climat, lui, concerne les générations suivantes. Pour nous, malades brusquement, le temps s’était refermé. Pour autant, on emploie les mêmes mots que les militants écologistes : il n’y a pas de question à se poser sur la justesse de la cause.
Ce qui diffère, c’est aussi le nombre : tous les malades du SIDA ne se sont pas engagés, ni leurs amis, et encore moins les gens autour. Nous étions très peu de gens, au fond, à nous opposer à l’épidémie la plus grave dans le monde… La plus grosse manif de l’histoire d’Act Up France, c’est 12 000 personnes, et la plupart du temps, nous étions 800. Le succès du film a pu faire croire à des victoires faciles, mais entre les premiers cas de SIDA recensés et le premier Sidaction - qui marque une consécration de l’opinion- dix années se sont écoulées (1983-1994). À l’échelle d’une épidémie, c’est énorme.
La réalité, c'est que le SIDA a touché en premier lieu des homosexuels et des usagers de drogues et que tout le monde, à commencer par les pouvoirs publics, s'en accommodait. Ça m’avait inspiré un de mes premiers textes, avant même mon arrivée à Act Up. J'y disais en substance : « Ils vont se mettre à nous aimer parce qu'on a la politesse de souffrir et de mourir ; on connaît ce scénario sacrificiel : ils finiront même par nous accorder des droits ! ». Nous n'avions pas de fonds, la recherche était minoritaire et, en France, la prévention était empêchée par l'interdiction de la publicité pour le préservatif jusqu'en 1987, alors qu'on connaissait le mode de contamination depuis 1984. Un contexte aussi défavorable, ça vous forge le caractère. Et force est de reconnaître qu’on a gagné la bataille.
En matière climatique, « la maison brûle » depuis si longtemps… Tant de scientifiques, de responsables associatifs et politiques le hurlent dans le vide depuis tant d’années… Pourquoi l’urgence climatique ne mobilise-t-elle pas de la même manière que le SIDA ?
Flore Berlingen : À cause du sentiment d’urgence relative que chacun ressent. Bien sûr, on peut en éprouver pour ses enfants, ou collectivement, mais c’est un sentiment diffus. Ressentir une certaine sympathie pour la cause est très différent du fait de se mobiliser. Je suis frustrée, mais je constate comme tout le monde qu’on ne parvient pas à mobiliser plus largement. Dans la mesure où tous devraient se sentir concernés et que nous ne sommes pas des millions à défiler pour le climat, le compte n’y est pas. Nous ne passons pas le cap entre les changements des comportements individuels, qui ont vraiment lieu, et le changement au niveau collectif.
« L’engagement écologique est définitif et sans retour : les personnes mobilisées autour de moi ne s’arrêteront pas »
Pour atténuer ma frustration, je dirais que l’engagement écologique est définitif et sans retour : toutes les personnes qui sont mobilisées autour de moi ne s’arrêteront pas, car elles ne peuvent plus faire abstraction de cet enjeu. Enfin, je dirais qu’un de nos problèmes tient à la complexité de la lutte, toutes ces ramifications et champs de batailles qui rendent une vision d’ensemble impossible. Parfois on en gagne, comme la pêche électrique avec Bloom, parfois on perd, comme le glyphosate… Et ceci a forcément un impact sur le moral des troupes, qui se découragent après une défaite.
En outre, il y a le problème des fausses bonnes solutions. Si je prends le sujet que je connais le mieux, celui des déchets, on peut se féliciter que le tri soit devenu en quelques décennies l’écogeste numéro un des français, mais c’est pourtant une fausse victoire. Dans quelques décennies, on réalisera que nous achetons notre bonne conscience en recyclant, mais que nous ne nous attaquons pas à la surconsommation de masse. Les grandes entreprises et les pouvoirs publics qui les ont suivies ont gagné avec leur stratégie délibérée d’inaction. Pour s’opposer à cela, il faudrait une remise en cause globale du capitalisme et tous les acteurs engagés dans la lutte écologique ne sont pas sur cette ligne.
Philippe Mangeot : La lutte écologique est moins binaire que ne l’est le combat contre le SIDA. Nous étions engagés dans un combat relativement simple, avec une finalité évidente : obtenir des recherches, des droits pour les malades et des traitements. Bien sûr, lutter contre le sida exige de s'engager dans des domaines multiples parce qu'une épidémie se développe partout où le tissu économique et social est abîmé, mais cette diversité n'était pas une complexité. En matière écologique, comme dit Flore, les injonctions se contredisent parfois, l’abandon du papier pour le numérique était une promesse écologique forte, initialement, et on sait depuis que les matériaux que l’on extrait pour construire les portables, les ordinateurs, sont un saccage… La lutte écologique exige des choix en permanence, ce qui la rend très complexe.
Décharge de Buckhorn Mesa, en Arizona / Pxhere
La condition pour l’emporter dans une lutte, c’est l’unité des acteurs. Or on a souvent l’impression qu’à partir du moment où trois écologistes sont réunis, ils créent deux mouvements…
Flore Berlingen : Tout le monde cherche la bonne tonalité, la bonne approche, la bonne méthode pour embarquer le plus grand nombre de personnes dans un changement profond. Avec Zero Waste, j’ai connu le fait d’être critiqué par sa gauche et sa droite en même temps. C’est inhérent à l’écosystème écolo, où chacun a ses interlocuteurs : militants, institutionnels, entreprises. Nous, par exemple, n’acceptons aucun don ou financement d’entreprise qui aurait une activité liée aux déchets pour éviter tout conflit d’intérêt, tout compromis. Pour autant, je reconnais la légitimité de ceux qui décident au contraire de mener des projets communs avec ces acteurs, comme le WWF…
Cette question du rapport au financement, qui nous différencie, en cache une autre, celle de notre rapport au capitalisme et à la justice sociale. Nos divergences se sont vues dans les différentes prises de position face aux gilets jaunes. Acceptons-le. En revanche, l’unité est possible sur des aspects plus techniques, lorsque l’on parle de tri des déchets ou de réduction du plastique, nous arrivons à des accords, ce qui évite de se faire balader par des industriels qui misent sur nos divisions. À l’échelle internationale, le collectif Break free from plastic marque un changement d’ampleur : ONG asiatiques et occidentales se sont alignées pour lutter contre le fléau du plastique, mettant une pression mondiale sur les acteurs privés et publics. Il faut suivre cette voie.
Philippe Mangeot, vous avez dit d’Act Up : « On s’aimait même quand on ne s’aimait pas ». Cette capacité à surmonter les inimitiés pour la cause allait-elle jusqu’à l’union de tous les acteurs de la lutte contre le SIDA ?
Philippe Mangeot : Absolument pas ! À Act Up nous étions très unis, jusque dans nos engueulades, mais le milieu de la lutte contre le SIDA était très conflictuel. Il n’y aurait pas eu Act Up sans AIDES, mais Act Up s’est créé, en un sens, contre AIDES : pour réhomosexualiser le discours sur le SIDA, qu’AIDES tentait de passer sous silence afin d’éviter les discriminations ; et pour mettre l’État face à ses responsabilités, quand AIDES avait choisi de gérer soi-même l’épidémie en invoquant sa méfiance à l’égard de l’État. Pour autant, nous savions quel était le but à atteindre et nos querelles associatives n’apparaissaient jamais face aux labos devant qui nous nous présentions en groupes inter-associatifs. Comme dans ce que décrit Flore, les labos tablaient pourtant sur notre désunion. Nous avons vite appris l’impureté de la lutte politique. Nous nous attaquions aux labos pour changer les procédures d’évaluation des traitements, ou obtenir d’eux des médicaments avant qu’ils ne soient mis sur le marché. Mais nous savions aussi qu’en les attaquant, nous servions leurs intérêts : ils avaient besoin de se voir menacés par nous pour que l’État soit obligé d’accélérer la mise sur le marché, aux prix qu’ils exigaient. Les fronts tactiques étaient ainsi constamment mouvants.
« En matière environnementale, certains petits pas sont criminels et la radicalité n’est dans ce cas pas une possibilité mais la seule issue »
Flore Berlingen : La tactique devrait nous mener à des alliances circonstancielles, mais je le dis au conditionnel. J’ai longtemps cru que le combat des uns aidait forcément celui des autres nonobstant les différences, et que toute avancée apparente était bonne à prendre... J’en suis revenue car, en matière environnementale, certains petits pas sont criminels (lorsqu’ils nous éloignent du changement de paradigme à opérer) et la radicalité n’est dans ce cas pas une possibilité mais la seule issue. Cette radicalité, on doit l’exercer vis-à-vis de l’État autant que vis-à-vis des entreprises, car c’est lui qui laisse faire. Encore une fois, sur les déchets en tout cas, les acteurs publics disposent des marges de manœuvre et de décision pour inverser la donne.
120 battements par minute s’ouvre par le menottage d’un responsable public, scène qui n’a pas eu lieu réellement. Faut-il y voir une légitimation de la violence et, plus largement, que pensez-vous de l’évolution de la violence militante récente ?
Philippe Mangeot : En réalité, nous n’avons commis que de petites violences : on a niqué des moquettes avec du faux sang, vaguement enfermé quelques personnes, bloqué la circulation… Des actions d’une violence symbolique très forte, mais incomparable avec la violence effective que nous subissions dans nos corps malades. Pour les petites choses que nous avons faites, nous finirions aujourd’hui en prison à coup sûr, ce qui me laisse pantois. Par ailleurs, nous étions sous surveillance permanente, les pouvoirs publics étaient au courant de tout. Des RG assistaient à nos réunions, ce qui ne nous empêchait pas de les débusquer avec une facilité confondante. Hormis la capote sur l’obélisque, nous faisions tout publiquement. Mais c’était un contexte très différent, avant le terrorisme moderne, qui a considérablement renforcé les surveillances et limité les capacités d’action militantes.
« Il faut des contre-pouvoirs et des gens qui vous emmerdent pour vous faire progresser »
Un autre point sur la violence important à souligner : nous étions alors juste après la mort de Malik Oussekine, tué par des policiers alors qu’il était sous dialyse. Les flics étaient terrorisés à l’idée qu’il nous arrive quelque chose, qu’ils commettent une bavure. Il y avait une part de jeu : on avait l’air violent, mais nous ne l’étions pas. On finissait au poste, mais pas en taule. On emmerdait les gouvernants et ils ne nous réprimaient pas, c’était sain. Je crois, hélas, que cet Act Up ne pourrait plus exister aujourd’hui et il serait utile que les politiques s’en rendent compte. Il faut des contre-pouvoirs et des gens qui vous emmerdent pour vous faire progresser. Obama aurait fait une meilleure réforme de la santé si des groupes de militants s’étaient mobilisés. Seuls les Tea Parties se sont mobilisées, et il a pris peur et renoncé à ces ambitions réformatrices… Et ce, dans l’indifférence générale.
Au fond, sur la question de la violence, je suis sidéré que Rémi Fraisse soit mort sans que le ministre de l’intérieur ne démissionne. Sidéré que les violences policières et les entraves publiques ne fassent pas réagir. Il faut, hélas, y lire une une exigence réelle de violences de la part des pouvoirs publics, et un consentement tout aussi réel d’une large partie de la population.
« Cet assentiment à la violence conduira inévitablement à un terrorisme vert pour mettre fin aux régimes écocidaires de Trump, Bolsonaro et consorts… »
Quand on étend cela à la question climatique, c’est effrayant : les crises climatiques, les grandes migrations et les lieux de conflits sont des cartes qui se superposent et, face à cela, des dirigeants s’arment de façon massive et construisent des murs. Il y a une envie d’en découdre manifeste, je ne vois pas d’autre explication au vote Trump. Après tout, face au péril climatique, la seule façon de continuer à consommer de la même manière, c’est qu’il y ait un milliard d’individus en moins et ça pourrait finir par arriver. Cet assentiment à la violence conduira inévitablement - je ne dis pas que je le souhaite mais je ne vois d’autres issue - à un terrorisme vert pour mettre fin aux régimes écocidaires de Trump, Bolsonaro et consorts…
Pour finir, que vous inspire la présence de très jeunes personnes, mineures pour l’essentiel, dans les protestations climatiques. En quoi est-ce neuf ou pas, et important ?
Flore Berlingen : Je vois une ouverture à la radicalité plus grande chez cette tranche d’âge-là. C’est leur état d’esprit. Face à la découverte d’un problème global, les solutions de statu quo ne les satisfont pas. Ils refusent les petits arrangements et se disent qu’il est évident qu’il faut prendre des mesures radicalement différentes. Ils ont une forme d’évidence de la radicalité, qui pourrait être salutaire, vu l’urgence qu'il y a à agir. Je trouve ça très prometteur et, en même temps, parfois compliqué à suivre pour ma génération qui a été biberonnée à l’impératif du « constructif », du « raisonnable », de la méfiance instinctive pour la violence.
Greta Thunberg (bonnet blanc) lors du Friday for Future du 1er mars 2019 à Hambourg, en Allemagne. (crédit : C.Suthorn - Wikimedia Commons)
Philippe Mangeot : On a connu des mouvements de jeunes, même lycéens, mais ils étaient encadrés par des syndicats ou des partis. Là, ce qu’il y a de neuf, c’est qu’ils parlent à la première personne. Car ça les concerne eux directement. Cela leur donne une force énonciative très grande. Par ailleurs, ils ne sont pas encore pris dans la société du travail et les contradictions qu’elle suppose. Ils ne doivent pas payer leurs billets d’’avion, acheter une caisse... C’est un énorme bénéfice en termes d’énergie militante que de ne pas être embarrassé par ces contradictions, ces contingences du réel. Je trouve cette énergie militante très belle, car ils n’ignorent pas l’essentiel. Ils sont concentrés car chaque jour ils entendent des prévisions apocalyptiques avec des chiffres superposables à leur propre existence comme à 2050. Ils n’ont pas le choix et cela leur donne une candeur que j’envie et sur laquelle je compte beaucoup. S’il y a bien des gens qui peuvent nous intimer une grève mondiale, c’est eux. Notre génération n’a pas de leçons à donner et c’est pour cela qu’un jour, nous obéirons aux injonctions d’un gamin ou d’une gaminette de 13 ans.
Photos : © Zoé Ducournau
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