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Les Soulèvements de la Terre, pour une agriculture nourricière


Cet article est paru initialement dans la revue 90° "Pour une révolution alimentaire !", avril 2022

Les Soulèvements de la Terre ont vu le jour en janvier 2021, avec la convergence de citoyens, paysans, écologistes et syndicalistes. D’horizons différents, mais rassemblés autour d’un constat commun : l’accaparement et l’empoisonnement des terres agricoles par l’agro-industrie, leur bétonisation par des projets d’urbanisme, mettent en péril la possibilité d’une alimentation saine pour les populations et nous conduisent à la catastrophe. Enquête sur ce réseau hybride.



Territoire de longue tradition agricole, le plateau de Saclay fait depuis plus d’un demi-siècle l’objet de grands projets : nucléaire et armement d’abord, puis implantation de nombreuses écoles, centres de recherche et entreprises (CNRS, CEA, HEC, Renault, Danone, Sanofi, Thalès...). Une véritable Silicon Valley à la française. Si cela fait la fierté de certains, le grignotage progressif des terres inquiète agriculteurs et habitants. Surnommé le « Grand Péril Express » par ses détracteurs, le chantier pharaonique du Grand Paris Express prévoit la construction de 200 km de lignes de métro, accompagnés de divers « aménagements » : bureaux, commerces, logements, équipements publics... Cela nécessitera d’excaver plus de 40 millions de m 3 de terres et de bétonner des centaines d’hectares de terres agricoles – des terres limoneuses parmi les plus fertiles d’Europe.

Fabienne Mérola est membre de l’association Non à la ligne 18. Habitant la ville toute proche de Gif-sur-Yvette, elle était aussi, jusque très récemment, chercheuse à l’Institut de chimie physique à Paris-Saclay. Elle milite pour la défense des terres agricoles, en particulier sur le plateau, depuis 2015, date de la COP21 à Paris. « Avant, j’avais foi dans les politiques. La COP21 a été une grande désillusion pour moi. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’agir, de me mobiliser dans les causes près de chez moi. Détruire des terres agricoles, c’est détruire nos conditions de subsistance, mais aussi tous les services que nous rend la nature (captation du carbone, régulation des températures, filtration de l’eau...). Et c’est irréversible. » Il est d’autant plus crucial de préserver ces espaces naturels qu’ils régulent en partie, d’après elle, des changements climatiques « synonymes de baisse de rendement, et donc de crise alimentaire ». « On parle de développement économique, de pôle d’excellence, etc. Mais tout ça n’est qu’un prétexte pour la spéculation foncière, la bétonisation à but lucratif ! Si on ne lutte pas, on n’aura plus de terres, et les générations futures non plus ! », tempête encore Fabienne.

Sur une affiche, aperçue à l’occasion d’un rassemblement, un intrigant symbole : une prise de terre. « Notre association est soutenue par les Soulèvements de la Terre », indique-t-elle. Un collectif qui lutte contre le système agricole hors-sol actuel, qui nous fait « perdre ce lien indissociable de l’humain à la Terre ».

LUTTER CONTRE LA BÉTONISATION DES TERRES AGRICOLES

« Les Soulèvements de la Terre, c’est une belle opportunité de travailler en synergie avec des associations, des syndicats et des collectifs locaux qui connaissent les enjeux du territoire », assure Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne. Le syndicat agricole fait partie des premières organisations participant à ce collectif informel dont le mot d’ordre est : « Reprendre les terres et bloquer les industries qui les dévorent. »

Les Soulèvements ont vu le jour en janvier 2021, dans la Zad de Notre-Dame-des-Landes, grâce à la convergence d’une centaine de personnes. Parmi les premiers signataires de l’appel, les Amis de la Terre, Attac, Extinction Rebellion, Youth for Climate... Des écrivains et des chercheurs engagés aussi, comme Alain Damasio, Baptiste Morizot, Geneviève Azam ou François Jarrige. De sensibilités, de parcours et d’horizons différents, mais rassemblés autour d’un constat commun : l’accaparement et l’empoisonnement des terres agricoles par l’agro-industrie et leur bétonisation par des projets d’urbanisme mettent en péril la possibilité d’une alimentation saine pour les populations et nous conduisent à la catastrophe.

Pour Victor Vauquois, membre du secrétariat et du groupe communication du collectif, l’objectif est clair : « Il faut développer une autre façon d’habiter les territoires, de les nourrir, par une agriculture locale, paysanne et anticapitaliste. » Dans un communiqué de presse, la Confédération paysanne précise cet enjeu : « L’artificialisation menace les terres nourricières de deux manières : directement car des terres artificialisées sont perdues à jamais. Et indirectement, la pression à l’artificialisation encourage la spéculation foncière sur les zones à forte demande et précarise les paysans et paysannes installés sur ces terres. » Sans paysans, sans sol en bon état, pas d’alimentation durable possible...

À SACLAY, LUTTER ET FAIRE AUTREMENT

Si la lutte est nécessaire, les alternatives au modèle dominant à mettre en œuvre le sont tout autant. Sur le plateau de Saclay, occupé aujourd’hui principalement par la culture céréalière intensive, les pratiques évoluent. À la faveur, peut-être, d’une population urbaine croissante – douloureux paradoxe ! – et d’une demande accrue en nourriture produite localement et bio, de plus en plus d’exploitations se convertissent. La ferme Vandame a été pionnière. Ses 200 ha ont suivi l’évolution classique – et tragique – de bon nombre de fermes locales : polyculture-élevage jusqu’à l’après-guerre, puis spécialisation et intensification (blé et pomme de terre), avec l’aide et la bénédiction de l’État. Emmanuel reprend la ferme de son père avec son épouse Cristiana en 1997, puis ils se lancent dans une conversion en bio en 2009. Non seulement ils diversifient leurs productions (luzerne, blé, maïs, betterave sucrière, sarrasin, féveroles d’hiver, épeautre), mais ils assurent aussi leur transformation à la ferme, produisant de la farine et du pain.

En 2003, Emmanuel et Cristiana se rapprochent d’un petit collectif d’habitants du territoire pour créer une des premières Amap* d’Île-de-France, les Jardins de Cérès , destinée à « maintenir un équilibre entre les zones rurales et les zones urbaines » et « à rendre les consommateurs acteurs ». D’autres producteurs rejoignent l’aventure et viennent vendre légumes, viande, champignons... « Une très belle famille humaine et solidaire », d’après Cristiana.

L’Amap, avec d’autres initiatives, comme des jardins partagés ou des épiceries solidaires à Massy ou à Palaiseau, fait la preuve des bienfaits d’une relocalisation de l’offre alimentaire. « L’Amap a été l’un des premiers systèmes à poser la question des choix alimentaires sur le territoire et du bénéfice pour les habitants d’essayer de garder le contrôle sur ces choix », nous confie Cyril Girardin, fondateur des Jardins de Cérès, par ailleurs ingénieur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). « En consommant “local”, je participe à maintenir l’agriculture qui existe encore dans mon environnement. Cette vision a été profondément impactée par les projets d’aménagements et les gens engagés dans cette relation avec l’agriculture locale ont naturellement, pour beaucoup, adopté des positions militantes et de résistance face à la destruction de ce patrimoine commun : les terres du plateau. »

ZACLAY : UNE TERRE OCCUPÉE... LÉGALEMENT

Ainsi, le plateau a maintenant sa Zad : Zaclay. Enfin, pas tout à fait, car ici, il n’y a pas d’occupation illégale, les militants sont les bienvenus sur une parcelle de la ferme Vandame – décidément incontournable. Espace de fortune autogéré, la zone est bâtie avec des palettes (pour les murs) et des bottes de paille (pour les lits), et dispose même d’une « Sald’o », avec toilettes sèches et douche. Quartier général de la lutte, Zaclay se veut un « espace ouvert, de rencontre, de création et de transformation sociale ». Si l’on n’y croisait au départ que des habitants du territoire – de tous âges et de tous profils : universitaires, chômeurs, indépendants... – « plus récemment, avec l’audience nationale que prennent les actions, de nombreuses personnes viennent de loin », confie Fabienne.

« Les Soulèvements de la Terre ont ramené beaucoup de monde sur des luttes locales, confirme Victor Vauquois, et cela a permis de renforcer les dynamiques. Être liés à des organisations nationales, cela permet d’être pris au sérieux par la population locale mais aussi par les élus, les médias... » Une logique inversée par rapport à l’action traditionnelle, qui part souvent d’appel à de grandes manifestations nationales, qui se diffusent ensuite localement. « Là, on part de luttes locales, et, par leur ampleur, on en fait des sujets nationaux. C’est exactement ce qui s’est passé sur le site de la bassine de Cramchaban, en Charentes-Maritimes, où 3 000 personnes se sont rassemblées les 6 et 7 novembre 2021 »

MÉGA-BASSINES DANS LES DEUX-SÈVRES : REVOIR CE MODÈLE ALIMENTAIRE

Une bassine, c’est une réserve d’eau géante, 10 ha en moyenne, entourée d’une digue de 10 m de haut. Le principe ? Stocker l’eau quand les pluies sont abondantes, durant l’hiver, afin d’irriguer les cultures pendant les étés toujours plus secs. Ça, c’est la théorie, que leurs détracteurs démentent : le remplissage se fait surtout par pompage dans le milieu naturel (nappes et rivières)...

Un chantier de seize méga-bassines a débuté en septembre 2021 dans le Marais poitevin, deuxième zone humide de France, qui viendrait s’ajouter aux soixante-dix-sept bassines existantes en Poitou-Charentes. Cela signifie 200 ha de terres agricoles plastifiées en plus, pour irriguer des cultures intensives, du maïs principalement, destiné à l’exportation ou à l’alimentation animale.

« C’est un contresens de créer des réservoirs d’eau en surface », rappelait Christian Amblard, spécialiste de l’eau et directeur de recherche honoraire au CNRS, au micro de France Info. La perte d’eau due à l’évaporation s’élève à « entre 20 % et 60 % ». D’après lui, « pour une bonne gestion de la ressource en eau, il faut tout faire pour qu’elle s’infiltre dans le sol ». Et couvrir la terre en permanence.

En plus d’être une aberration hydrologique, c’est une confiscation d’un bien commun, d’une ressource essentielle aux agriculteurs. Pour la Confédération paysanne, « les méga-bassines accaparent l’eau pour une minorité de grosses exploitations, qui servent un modèle principalement exportateur, ne participant pas à la souveraineté alimentaire ». (1)

En plus de confisquer un bien commun, sans sécuriser réellement les productions, ces bassines accèlèrent la disparition des petites fermes qui n’auront pas accès à l’eau. Et tout cela, en grande partie, sur fonds publics ! En effet, elles sont financées à 70 % par l’agence de l’eau, la région, l’État, l’Europe, pour un coût total supérieur à 40 millions d’euros...

Les Soulèvements de la Terre bataillent aux côtés des collectifs Bassines, non merci ! pour obtenir l’abandon définitif du projet, par des actions de désobéissance, comme le démantèlement d’une pompe sur le site de Cramchaban (Charentes-Maritimes), en novembre 2021. Avec la volonté de préserver aussi le Marais poitevin et empêcher que ce modèle ne s’exporte ailleurs...

DES COMBATS INÉGAUX, DES VICTOIRES POSSIBLES

Véritables combats de David contre Goliath, difficiles, inégaux, ils ne peuvent être gagnés sans radicalité ni désobéissance civile, selon Nicolas Girod. « C’est un choix que nous réaffirmons aujourd’hui. Après le combat contre les OGM, avec les faucheurs volontaires, ou contre la Ferme des mille vaches, la radicalité est un passage obligé. Le système dominant, dont l’État est le fervent défenseur, nie notre existence de paysans. Il est d’une violence inouïe ! Face à cela, la lutte radicale est légitime. Sans ça, nous aurions des OGM dans nos assiettes, des fermes de mille vaches partout et plus de paysans ! »

Cette lutte multi-acteurs a une autre vertu : permettre aux citoyens de participer à la redéfinition des politiques agricoles et alimentaires, et de ne plus être cantonnés au rôle de consommateurs...

Aller + loin

- Découvrez la revue 90° "Pour une révolution alimentaire", paru en avril 2022.

- « Des centaines de marcheurs pour sauver les terres d’Île-de-France », de Maïa Courtois et Delphine Lefebvre, sur Reporterre, 13 octobre 2021.

- « Les projets de méga-bassines, accusées d’assécher les rivières, alimentent la guerre de l’eau dans les campagnes », Guy Pichard, sur Basta!, 7 octobre 2021.

Illustration : ©Jeanne Macaigne


* Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, reliant un paysan et des consommateurs, qui s’engagent à acheter la production de celui-ci à un prix équitable et payé
d’avance. Plus d'info sur 
reseau-amap.org

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