Entretien avec Laura Magro
Pourquoi le biomimétisme peut bouleverser nos vies
Photo : Stéphane Cardinale
C’est par l’approche humanitaire que Laura Magro s’est intéressée au biomimétisme. Sa thèse de doctorat portait, en effet, sur la mise au point de dispositifs de diagnostic médical à bas coût, adaptés au contexte guinéen. Et, de l’expertise dans l’innovation frugale comme vecteur de solidarité aux opportunités offertes par le biomimétisme pour répondre aux défis sociaux et environnementaux contemporains, il n’y a qu’un pas qu’elle a rapidement franchi. Aujourd’hui chargée de mission au Ceebios (Centre Européen d’Excellence en Biomimétisme de Senlis), cette ingénieure de recherche conjugue à présent ses valeurs humanistes et ses compétences scientifiques pour développer une approche responsable et bio-inspirée dans le secteur des matériaux. Dans la foulée de la deuxième édition réussie de la BiomimExpo, co-organisée par le Ceebios à Senlis les 29 et 30 juin dernier, elle nous dresse un état de l’art du biomimétisme et des possibles pour relever les grands défis de demain pour nos sociétés et la planète.
– Biomimétisme, bio-inspiration, économie circulaire... Parlons-nous de la même chose ?
Pas tout à fait. On entend d’ailleurs souvent des chercheurs dire qu’ils n’aiment pas trop le terme de biomimétisme, lui préférant celui de bio-inspiration. En fait, aujourd’hui, chacun les utilise plus ou moins à sa guise. Cela dit, nous devons préciser ces notions afin de faciliter le déploiement de ces nouvelles approches du développement technologique.
La bio-inspiration recoupe tout ce qui s’inspire de la Nature, du vivant. Un terme relativement large. Pour la bio-inspiration, je peux par exemple décider de copier toute ou partie du vivant comme bon me semble. Le biomimétisme consiste davantage à observer d’une façon rigoureuse un phénomène naturel physico-chimique ou biologique, pour chercher ensuite à le reproduire, comprendre les mécanismes clés qui sont sous-jacents et les appliquer à nos besoins humains et industriels. Cette démarche scientifique rigoureuse est nécessaire pour le biomimétisme alors qu’elle ne l’est pas forcément pour la bio-inspiration. Deuxième point essentiel du biomimétisme, la présence d’une sorte de cahier des charges du vivant, défini par M.B. Hoagland, B. Dodson et J. Hauck dans leur ouvrage "Exploring the way life works: the science of biology" et repris dans le cadre du biomimétisme par J.M. Benyus ("Biomimicry, innovation inspired by nature") en 1998 pour constituer des règles et processus biophysiques, architecturaux du biomimétisme en somme. Ceux-ci sont le garant du principe de durabilité. En effet, dans le vivant, le concept de déchet n’existe pas : tout déchet est une ressource pour une autre espèce. Ils conduisent également à travailler à une échelle plus locale avec beaucoup de modularité et de multifonctionnalité.
Quant à l’économie circulaire, elle représente plus l’application de la bio-inspiration à l’économie industrielle. Parfois, cette expression est davantage utilisée comme une métaphore par rapport à ce qui peut se passer dans le vivant. Il s’agit alors plus d’une inspiration que d’une approche scientifique rigoureuse.
La deuxième édition de la BiomimExpo a été un succès
UNE NOUVELLE ÉTAPE DE COMPRÉHENSION DU VIVANT
– Mais qu'est-ce qu'il y a de réellement nouveau avec le biomimétisme, après tout les chercheurs et ingénieurs ne se sont-ils pas toujours inspirés de la nature ?
Bien sûr, dans l’histoire, il existe des démarches scientifiques s’inspirant fortement de la nature : Léonard de Vinci avec ses machines volantes, George de Mestral et le Velcro, ou encore toute l’industrie pharmaceutique qui a toujours cherché à comprendre l’activité de certains composés biochimiques dans divers organismes vivants, quitte à les modifier un peu pour les adapter à nos besoins, etc.
Aujourd’hui, je vois avant tout trois éléments qui peuvent expliquer cet engouement pour le biomimétisme, et son développement moderne. L’évolution de la science tout d’abord, qui nous permet d’explorer bien mieux le vivant. Si on se penche sur l’ADN, sa découverte est relativement récente. Or, aller explorer le vivant à toute petite échelle, nous donne une connaissance et un regard sur lui inégalé. Ces nouvelles capacités d’observation dans l'infiniment petit et dans la compréhension du vivant qui en découle, nous permet de mettre au point de nouvelles stratégies pour tenter de le reproduire.
Au-delà de ces éléments scientifiques et techniques, il y a également le regard que l’on porte aujourd’hui sur notre environnement, sa biodiversité et le changement climatique. Et cette nécessité, finalement, de devoir innover pour faire face à ces nouveaux défis planétaires et sociétaux. Le biomimétisme intègre dès lors la nécessité de respecter davantage le vivant, de donner un cadre de développement durable à ce développement technologique et industriel.
Dernier point, le biomimétisme connaît un développement en filière récent. Surtout en France. L’enjeu de ce développement est de rassembler et de fédérer tous les acteurs du biomimétisme autour des mêmes méthodologies et démarches. Ce qui n’existait pas par le passé. Or, adopter une méthodologie commune permet de la rendre plus accessible dans les milieux industriels et de la populariser à vaste échelle.
– Pour l'industrie, l’intérêt du biomimétisme apparaît évident [lire ici notre article sur différentes applications]. Mais pour la vie des gens, qu’est-ce que cela peut vraiment changer dans leur quotidien ?
On pourrait répondre à votre question de deux manières. La première consisterait à dire que le biomimétisme ne change rien. Car il peut nous permettre de répondre strictement à nos besoins humains quotidiens sans bouleverser nos habitudes, seulement en le faisant de manière durable. Ainsi, tout ce que l’on utilise et produit devient plus "propre" : j’ai le droit de continuer à voyager ou de consommer, mais avec modération, à la condition que tous les impacts induits et l’énergie que j’utilise, demeurent en accord avec la préservation du vivant sur Terre.
Je pourrais sinon considérer que le biomimétisme change radicalement notre vie quotidienne, dans la mesure où cette approche nous pousse à fonctionner à une échelle beaucoup plus locale qu’aujourd’hui. Car les solutions qui sont standardisées à grande échelle sont rarement positive ou neutre pour la planète. Réadapter nos besoins et nos produits à un ancrage plus local suivant les spécificités du territoire, c’est l’une des clés du biomimétisme.
LE BIOMIMÉTISME EST-IL SOLUBLE DANS L'ÉCOLOGIE ?
– Pour autant, le biomimétisme conduit-il toujours à des comportements et des productions plus écologiques ?
Pas toujours. Certaines innovations liées au biomimétisme sont très incrémentales, telle l’aile de l’A380 inspirée de celle d’un aigle : on a pu ainsi réduire la consommation des appareils, accroître leurs performances, etc. mais sans entraîner de rupture par rapport à ce qui existe déjà, en négligeant donc plusieurs impacts environnementaux. Fort heureusement, il existe de réelles innovations de rupture, qui sont fondées sur une logique du long terme. Prenons l’exemple de la photosynthèse artificielle * : elle permet d’obtenir de l’énergie propre reposant sur celle du soleil sans nécessairement passer par la production de panneaux photovoltaïques, lesquels dépendent de ressources fossiles qui s’épuisent – les terres rares, notamment.
Pour assurer un caractère plus durable aux innovations inspirées du biomimétisme, il existe aujourd’hui une norme ISO (TC 266) sur le biomimétisme visant à garantir les principes du vivant et de durabilité. Une norme française (xp-x42-502) est également née à l’initiative du Ministère de l’Écologie qui rapproche biomimétisme et éco-conception. En d’autres termes, le biomimétisme devient un outil d’innovation permettant de réduire l’empreinte carbone d’un produit, après analyse de son cycle de vie. Ainsi cette analyse et normalisation permettent de s’assurer du gain réel écologique du produit, des origines de sa conception jusqu’à sa distribution et sa possible revalorisation en tant que déchet. Le problème c’est qu’on accorde souvent beaucoup plus d’attention à l’aspect esthétique et à l’usage final du produit biomimétique qu’à la phase de réalisation de celui-ci. On peut alors vite tomber dans les travers marketing du "biomimwashing"… C’est aussi et surtout pour ça que des normes existent aujourd’hui, pour poser un cahier des charges et des principes du vivant bien complet.
“Malgré des innovations de ruptures, on accorde souvent plus d’attention à l’aspect esthétique et à l’usage final du produit biomimétique qu’à la phase de réalisation de celui-ci. On peut alors vite tomber dans les travers marketing du biomimwashing…”
– On a parfois le sentiment que, seul, le secteur privé s'est emparé du biomimétisme, bien davantage que les laboratoires et les agences publics. Est-ce vraiment le cas ?
Effectivement, en France, le train vient seulement d’être lancé. Ce n’est pas le cas en Allemagne où cela fait déjà quinze ans qu’il est parti : il y a une véritable politique publique sur le biomimétisme avec un relai entre les différents Ministères de l’Éducation, de l’Environnement et de l’Industrie, et une structuration de tous les acteurs (privés et publics) à travers le réseau Biokon (homologue du Ceebios). En France, le premier texte officiel date de 2012 (émanant du Commissariat général au développement durable), qui identifie le biomimétisme comme levier d’innovation et vecteur de développement durable. Puis en 2015, dans le cadre du CESE (Conseil Économique Social et Environnemental) un rapport de Patricia Ricard a souligné l’opportunité du biomimétisme dans la perspective d’un développement durable. Cette même année, la Ministre Ségolène Royal citait le biomimétisme dans sa loi sur la biodiversité, comme "un des outils de préservation de cette biodiversité". Enfin, en 2017, le spécialiste Emmanuel Delannoy l’intègre dans un rapport sur "la biodiversité comme opportunité économique".
De notre côté, au Ceebios, bien que situé à Senlis dans les Haut-de-France, nous accompagnons d’autres régions, comme la Nouvelle Aquitaine depuis deux ans pour s’approprier le biomimétisme. Le Ministère de la Transition Écologique et Solidaire vient d’ailleurs de nous financer pour initier une coordination inter-régionale, afin de dupliquer cette étude aquitaine à toutes les régions de France, dans le but de les accompagner dans leurs démarches en fonction des spécificités de leur territoire en terme de chercheurs, de pôles académiques et de tissus industriels.
S’inspirant de la capacité de la pomme de pin de fermer ou d’ouvrir ses écailles selon l’humidité ambiante, l’architecte Achim Menges de l’Université de Stuttgart conçoit les immeubles du futur, bioclimatisés…
En outre, nous allons nous employer à réunir toutes les parties prenantes du biomimétisme : start-ups, industriels, acteurs académiques…, autour de groupes de travail sur des thématiques spécifiques (habitat, matériaux…) et des formations sur le sujet. En veillant, chaque fois, à maintenir une approche pluridisciplinaire afin de croiser les regards et les approches entre biologistes, physiciens et ingénieurs, et réussir à trouver des façons de travailler et un langage communs. Cette démarche collective doit nous permettre de créer une méthodologie rigoureuse et accessible, duplicable, au-delà de l’inspiration d’une personne isolée, aussi géniale soit elle.
L’ENJEU CLÉ DES BASES DE DONNÉES SUR LE VIVANT
Enfin, sur la question du privé et du public, il y a un enjeu clé sur lequel nous souhaitons avancer tous ensemble : c’est celui de la libre circulation des données autour du biomimétisme et du vivant. Aujourd’hui le noyau dur du développement biomimétique est constitué d’une vingtaine d’espèces, qui sont ou ont été largement étudiées en bio-inspiration : la peau du requin et sa microsurface (hydrodynamique des maillots pour la natation, surface aérodynamique pour les avions, etc.), l’extrémité de l’aile de l’aigle pour celles des avions, les propriétés du mycélium du champignon... Mais lorsque l’on sait qu’il existe entre 10 et 40 millions d’espèces sur Terre, le champ des possibles devient incroyable. Et les informations sur elles deviennent capitales. Il existe aujourd’hui des bases de données telles que AskNature qui tendent à compiler toutes ces bio-inspirations partout dans le monde. L’enjeu à terme est que chacun puisse se les réapproprier pour pouvoir les appliquer sous une forme fonctionnelle, en termes d’innovations, d’outils de recherche, de produits innovants...
– À l’horizon des vingt prochaines années, si vous ne reteniez qu’un seul procédé ou un secteur biomimétique susceptible d’apporter un changement majeur dans nos vies, lequel serait-il ?
Sans hésiter, celui de la photosynthèse artificielle *. Des chercheurs en France travaillent sur cette photosynthèse artificielle, qui selon moi est l’un des plus gros enjeux scientifiques en termes de durabilité pour la production d’énergie.
Sinon, plus en lien avec mon poste actuel, la thématique des matériaux dans la nature est riche d’enseignements. Il y existe une diversité de propriétés mécaniques (résistant mais pas cassant, élastique…) et fonctionnelles (auto-cicatrisant, autonettoyant, hydro- ou aéro-dynamique, participant à la régulation thermique…) exceptionnelles qui peuvent, en outre, respecter les principes du vivant – en étant biodégradables et fabriqués dans des conditions de chimie douce (à pression et température ambiantes, dans l’eau).
Le secret de ces matériaux réside dans leur composition chimique à partir de seulement trois familles de polymères, eux-mêmes constitués des éléments chimiques les plus abondants, mais assemblées à différents niveaux de complexité (aux échelles moléculaires, supramoléculaires, nano- et micrométriques) pour produire la diversité des formes que l’on connaît dans la nature : soie d’araignée, carapace de crustacé, écailles de poissons, cuticule des plantes, écorce des arbres, etc. Cette problématique des matériaux bio-inspirés concerne tous les secteurs industriels. Et elle est associée à des enjeux environnementaux colossaux en termes de disponibilité des ressources (matières premières), de gestion des déchets, d’énergie nécessaire pour les procédés de fabrication et de transformation. Or, nous ne sommes qu’au tout début de développements exceptionnels dans ce domaine...
* La photosynthèse artificielle est une nouvelle façon de produire de l’énergie en imitant le mécanisme biochimique de la photosynthèse naturelle des végétaux. Dans la nature, la plante capte le dioxyde de carbone (CO2) présent dans l’air et l’eau du sol. L’énergie solaire est alors utilisée pour oxyder l’eau et réduire le gaz carbonique afin de synthétiser des substances organiques (glucides) grâce à l’énergie produite par la réaction. Pour la photosynthèse artificielle, une feuille artificielle est composée d’un assemblage de fines couches de différents métaux qui catalysent l’oxydation de l’eau une fois plongés dedans et exposés au soleil. Ce processus oxyde l’eau, comme dans la photosynthèse naturelle, et ré-assemble les atomes qui la composent de façon différente. Ces nouvelles molécules sont ensuite utilisées pour produire de l’énergie. Pour en savoir +
Pour aller plus loins
- Mathilde Fournier, Biomimétisme, quand la nature inspire la science, Plume de carotte, 2016.
- Isabelle Delannoy, L'Economie symbiotique, Actes Sud, 2017.
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