La mécanique des relations
La scène se passe lors d’une réunion délicate où il est question d’un chantier en cours. Pourtant le jargon technique utilisé ne relève pas du BTP mais du lexique de l’intelligence collective. « C’est un ressenti ou une tension que tu exprimes ? » demande un participant. La question reste sans réponse ; manifestement il s’agit d’une tension. « Bon, bah, on fait une GPC (Gestion Par Consentement) ? » reprend l’animateur. Quelques minutes de discussion plus tard, le problème est réglé « OK, tension levée ! », déclare-t-il sommairement. J’ai l’impression qu’il va ajouter « rompez ! » tant le processus est cadré et l’assemblée (une dizaine d’habitants d’Écoravie) concentrée. Le recours à ce formalisme pour une simple animation de réunion peut sembler excessif. En réalité, il s’avère essentiel. Si de nombreux facteurs contribuent à pérenniser une telle communauté (bientôt 40 personnes dans 19 logements – lire l'article 1), l’un d’entre eux est plus déterminant que les autres : la gouvernance, le soin apporté aux relations. Notre « Tour de France des Écolieux » confirme l’importance de cet aspect partout, pour le pire – quand un groupe se déchire, et ce n’est pas rare – ou le meilleur, comme ici.
Crédits photo : Coopérative Oasis
« J’ai mal dormi »
L’expérience d’Écoravie montre que donner toute la place nécessaire à la gouvernance suppose une méthode précise et la pratique inlassable de rituels dans les prises de décisions. Ils sont le résultat d’un dispositif sur mesure conçu par une association experte (l’Université Du Nous), basé sur la sociocratie. Ce mode de gouvernance partagée responsabilise tous les acteurs et répartit la prise de décision sur l’ensemble du collectif. La Gestion Par Consentement, évoquée plus haut, est l’un des outils clé de cette méthode. Il s’agit d’un processus qui ne se termine que lorsqu’une proposition ne rencontre plus d’objections. Cet aboutissement découle d’un enchaînement d’étapes qui consiste notamment à mettre chacun en position d’exprimer librement sa pensée, en sécurité et sans crainte de représailles.
Le rituel introductif de chaque réunion est une description de la météo intérieure des participants : chacun décrit son état du moment. Cette étape installe une atmosphère sécurisante, conviviale, voire intime pour tous. « J’ai mal dormi », affirme l’un ; « J’ai bien aimé le chantier participatif », raconte l’autre, « Je suis encore choqué par la séparation de ma sœur et de son conjoint », confie un troisième. Mais déjà la rigueur de l’exercice est présente : les prises de paroles sont courtes, personne ne pose de questions, on croirait entendre couler le sablier.
Puis la réunion se poursuit, enchaînant les sujets, les débats. On analyse en profondeur les éventuelles objections, pour enfin les traiter avec sincérité, précision et justesse. Un participant qui amorce une digression est soudain ramené au sujet un peu sèchement. Cela fait partie du jeu, et chacun l'accepte. Au milieu des échanges, un autre déclare à propos d’une décision désagréable à prendre envers un voisin et ami présent autour de la table : « Humainement ça me fait chier, mais dans mon rôle je dois le faire. » Tout est dit. Parfois un coup de gong retentit, qui invite à un instant de silence. Ce rituel intervient lorsque l’émotion est forte, ou peut le devenir. Chacun se fige, respire profondément, ferme les yeux. Puis les discussions reprennent tambour battant. À l’issue des prises de décision, chacun se relâche enfin comme s’il venait de franchir une ligne d’arrivée. « On sort parfois rincé », confie l’animateur après coup. Mais chacun repart avec une feuille de route solide et sans ambiguïté.
Formations et initiations à tous les étages
Ce processus est indéniablement chronophage, j’ai pu le constater en voyant la cadence et la durée des réunions parfois tardive en soirée. Et personne n’y échappe. Tous les habitants sont impliqués au minimum dans deux des différents cercles thématiques (se loger, se gérer, se nourrir, se relier, se vivre), sachant que ceux-ci se déclinent aussi en sous-cercles. Les « Écoravissants » assistent rarement à moins d’une réunion par semaine, et souvent bien davantage. Outre ces réunions thématiques, un représentant de chaque cercle participe au cercle central, appelé « le cœur », qui détermine l’ordre du jour du Conseil d’Administration de la coopérative, une fois toutes les six semaines. Le cœur effectue la coordination transversale des différents cercles thématiques. Ses membres décident notamment de ce sur quoi les différents cercles peuvent prendre des décisions autonomes et ce qui nécessite l’approbation du cercle central.
Cette chaîne de décisions et en particulier l’animation des réunions est prise en charge par un groupe d’habitants (le « jardin des facilitateurs »), qui se forme continuellement à la facilitation. Au-delà de ce groupe, l’essentiel des habitants est initié à la Communication Non Violente. « C’est quasi obligatoire, témoigne Claire, l’une des cofondatrices d’Écoravie. Un jour quelqu’un qui voulait s’installer nous a dit qu’il avait mieux à faire. On lui a fait comprendre que c’est une condition sine qua non. » poursuit-elle. Bien sûr ces règles reposent sur des valeurs partagées dont une forte adhésion à la nécessité de prendre soin des relations humaines. Ici « personne n’a raison, explique une habitante, chacun a son point de vue. Nous n’avons de pire ennemi que nous-même. Chacun est au service du projet. » Vraiment ? Ou bien est-ce un vœu pieux ? Dans la réalité, nombreux sont ceux qui se posent régulièrement la question de ce qu’ils peuvent faire pour aider la communauté. Comme ce père qui va à la piscine municipale une fois par semaine avec son enfant et a proposé d’emmener tous les jeunes qui le souhaitent. Un exemple parmi d’autres. Une aubaine pour certains parents qui ont besoin de temps !
Crédits photo : Lionel Astruc
Du nombre vient la résilience
Le bon fonctionnement d’une telle micro-société repose aussi sur son effectif important : « Dans un habitat participatif avec seulement quatre ou cinq familles, si plusieurs personnes pètent un plomb en même temps, le lieu s’écroule, explique Fred, l’un des piliers de l’éco-hameau. Je l’ai constaté dans un écolieu où plusieurs couples éclataient en même temps, entraînant tout le projet dans leur chute ». Ici le collectif absorbe mieux les crises, comme s’il avait dépassé une taille critique – difficile à préciser – au-delà de laquelle les dysfonctionnements sont en partie absorbés par une forme de stabilité relationnelle où la volonté de pérennité et d’apaisement du plus grand nombre s’impose. Le corollaire de cela, dans un collectif important, est sans doute la nécessité de mettre en œuvre des règles et une gouvernance assez strictes. « Cette volonté d’apaisement se manifeste parfois très concrètement, ajoute Fred : un jour l’un d’entre nous a déclaré à tous qu’il était en grande détresse. Il broyait du noir et se faisait des films. Il a implicitement fait appel au groupe, qui s’est mobilisé pour le soutenir. Immédiatement, quinze personnes ont consacré une soirée pour l’écouter et l’aider, raconte-t-il. Le lendemain il allait beaucoup mieux ! »
Pour autant, en dépit de son nom aux accents de béatitude, Écoravie n’est pas un « Shangri La », un paradis où tout le monde s’aime, pas plus que la sociocratie n’est pas une baguette magique. Des désaccords persistent, que seules plusieurs réunions parviendront à dénouer. Incompatibilités d’humeur, malentendus, égos envahissants, tensions autour de l’implication bénévole à plusieurs vitesses, désaccords philosophiques autour de la décroissance : ici, les querelles et les souvenirs douloureux font aussi partie de l’histoire du lieu. Le hameau se souvient par exemple du passage d’un coopérateur très directif. « Dans un premier temps, il a été très serviable et utile dans bien des domaines, se souvient Claire. Puis, lorsque certaines de ses préférences n’ont pas été suivies, il s’est braqué et ingénié à freiner tout le dispositif. C’est devenu insupportable. Il se trouve que nous venions alors de créer un protocole d’exclusion, après avoir longtemps vécu sans. Cela a été bien utile à ce moment-là : il s’est fait exclure. », raconte-t-elle. Les pires conséquences – comme un schisme au sein du groupe, par exemple – sont donc jusqu’à maintenant évitées par cette continuité entre des valeurs communes et un outil méthodique rigoureux pour les concrétiser. Du reste, le succès de cette démarche est bien concret : les places se libèrent rarement et les candidats sont nombreux. Chacun sait que ce défi humain, âpre et parfois ingrat, loin de l’image romantique des écolieux, est une clé indispensable pour pérenniser un projet. Au fil de l’histoire des écolieux, l'idée selon laquelle les intentions communes créent forcément des relations durables et harmonieuses a fait long feu. Autant accepter cette limite humaine et mettre toutes les chances de son côté !
La série “Tour de France des écolieux”, en libre accès, est produite par Colibris le Mag, en partenariat avec l’Agence de la Transition Écologique (ADEME).
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