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Entretien avec Isabelle Peloux

"La société, sous prétexte de sécurité, s’est refermée sur elle-même. L’école n’a pas échappé à cette fermeture."


©Alexandre Sattler

Institutrice pendant 40 ans, Isabelle Peloux a fondé l'École du Colibri, au centre agroécologique Les Amanins dans la Drôme. Pour elle, accompagner les enfants à grandir sur une planète aux ressources limitées implique un travail sur la coopération. Et coopérer s'apprend. Dans le lien à l'autre, il est nécessaire de prendre soin de soi, de l'autre et du Vivant. Ayant à cœur de contribuer à transformer les postures pédagogiques et éducatives, elle a œuvré auprès d’enfants, mais aussi d’équipes éducatives et de parents. Dans le cadre du volet Éducation de la campagne Nouvelle (R), elle partage avec nous son expertise, et sa vision de ce que pourrait être, pour nos territoires, « une éducation plus riche de sens et ouverte sur le monde ».


Depuis longtemps, l’éducation est en souffrance en France, mais il semble aujourd’hui que cela atteint un point critique : démission des enseignant·es, manque de formation, inégalités croissantes... Quel est ton constat aujourd’hui sur l’éducation ?

Mon constat, c’est qu’il y a de la maltraitance envers les enseignant·es. Ce que j’observe depuis des années dans l’enseignement public, c’est que personne n’est mis en valeur. Or, chaque être humain a besoin de reconnaissance. À aucun moment, l’institution ne vient nous féliciter. J’ai rencontré une institutrice l’autre jour, qui prend sa retraite. Trente ans de maternelle, elle pense être une excellente instit’. Il y a dix ans, elle est inspectée, l’inspecteur entre dans sa classe, et lui dit : « Vous avez de la chance, les élèves vous écoutent beaucoup. » Mais ce n’est pas de la chance, c’est un savoir-faire, un métier ! Elle a mis en place ce qu’il fallait pour que ça se passe bien dans sa classe ! D’ailleurs, elle voudrait bien transmettre aux nouvelles, aux nouveaux qui arrivent. Comment faire ? L’inspecteur lui répond : « C’est pas prévu. » Cette dame était amère que tout le monde s’en foute. Et triste de partir avec ses compétences… Personne n’est venu pour prendre des idées, formaliser un savoir, savoir comment on s’y prend le premier jour avec les petits, faire des ateliers, organiser sa journée… Quand j’ai commencé, j’aurais adoré voir quelques jours comment ça se passe ! Ce n’est pas dans une formation qu’on apprend ça, c’est avec le partage d’expérience. Et ce n’est pas organisé…

« Celles et ceux qui quittent l’Éducation Nationale aujourd’hui sont usé·es »

Ce qui me surprend depuis quelques années, c’est l’hémorragie de bons enseignant·es qui partent de l’Éducation Nationale. Il y a vingt ans, ceux qui partaient, c’était ceux qui trouvaient que le métier était difficile, ceux qui n’y arrivaient pas. Aujourd’hui, celles et ceux qui partent sont usés par le manque de reconnaissance du système, par le fait de ne pas avoir réussi à travailler en équipe, de se faire taper sur les doigts parce qu’ils tentent des choses. Parce que ça se fait pas de se montrer, de se mettre en avant, de faire référence à un·e pédagogue, comme Montessori ou Freinet. Cette année, on a supprimé au mouvement Freinet près d’un tiers de ses subventions. Ces pédagogies sont reconnues par les neurosciences comme étant les bonnes, en mettant l’enfant dans une position de chercheur ! C’est incompréhensible...

Cercle de parole, à l'École du Colibri (©Patrick Lazic)

Alors, il semblerait que, dans son dernier courrier aux enseignant·es, le président Macron fasse des propositions. Par exemple que celles et ceux qui font des heures en plus, on les paie en plus. Mais les syndicats hurlent à la ségrégation... Donc par où on prend le problème ? Moi je trouve que c’est une forme de reconnaissance. Je trouverais normal qu’une bonne prof qui prépare énormément ses cours soit mieux payée qu’un prof nul qui ne prépare rien, n’a aucun projet avec ses élèves. Après, entre ce que Macron dit et ce qu’il fait, j’ai appris à me méfier !

« Quand j’ai débuté, l’objectif dans une classe, c’était 24 élèves maximum. Aujourd’hui, c’est plutôt 30... »

Un autre problème aujourd’hui, c’est le nombre d’enfants par classe. Quand je vois des classes de maternelle avec 35 élèves, c’est ingérable, pour les enseignant·es comme pour les enfants ! C’est une souffrance. Quand j’ai débuté, en 1982, l’objectif dans une classe, c’était 24 élèves maximum. Et j’avais observé que jusqu’à 24, j’arrivais à avoir une vision globale de ma classe, et j’arrivais à m’occuper des enfants en difficulté. C’est fini, aujourd’hui, c’est plutôt 30...

Il y a aussi cette aberration en France, où on envoie des débutant·es dans les quartiers difficiles. Débuter dans une REP [réseau d'éducation prioritaire*], c’est super dur ! En Finlande, on fait exactement l’inverse. Quand tu commences, on te donne les classes les plus faciles. Et plus tu enseignes, plus on te propose des quartiers difficiles, donc c’est une promotion ! On estime que pour les enfants difficiles, il faut être plus expérimenté·e, ce qui est complètement logique. Après, dans les REP, c’est pas forcément le plus dur. Les effectifs sont réduits, il y a plus de moyens... Mais les établissements sont classés en REP uniquement sur accord de la mairie : parfois les maires refusent, pour la réputation de leur commune !

Quelles pistes vois-tu pour améliorer la situation ?

La formation, la formation, la formation. Le fait qu’il n’y ait plus de formation initiale, ou qu’elle ne soit pas correcte, c’est vraiment grave. Les enseignant·es ont besoin d’être formés tout au long de leur parcours. Imagine les progrès qu’on fait avec les découvertes des neurosciences ! Ce que les grand·es pédagogues avaient trouvé, qui marchait sur le terrain, est aujourd’hui validé scientifiquement, on met des mots dessus, on comprend mieux ce qui se passe dans le cerveau.

Par exemple, on sait aujourd’hui que quand on apprend une règle à un enfant, il ne faut surtout pas lui parler des exceptions ! Parce que le cerveau, ça l’embrouille, et il doute tout le temps de la règle. Or, la règle, elle fonctionne 90 % du temps. Donc, il vaut mieux lui apprendre la règle, et les fois où ça marche pas, c’est pas grave, on verra plus tard. Ces connaissances-là, elles ne sont pas innées, il faut les apprendre !

©Patrick Lazic

« Sciences de l’éducation, psychologie de l’enfant, apprentissage de la relation... La formation initiale, c’est fondamental. »

La formation initiale, c’est fondamental. Pour moi, il faudrait cinq ans d’études. Sciences de l’éducation, psychologie de l’enfant, philosophie de l’éducation, apprentissage des différents mouvements pédagogiques, apprentissage de la relation… Une formation aussi aux handicaps que l’on peut rencontrer. Des enfants avec des cerveaux qui fonctionnent différemment, qui ont des comportements différents... On n’est pas formé à ça !

La formation aussi à la Communication Non Violente, aussi, c’est impératif ! L’association Déclic - CNV & Éducation propose ça aux enseignants. Comment on fait avec la relation, comment on gère un groupe, comment on gère les tensions...

Celles et ceux qui débutent aujourd’hui, ils ont fait quatre jours de formation, parce qu’en catastrophe le gouvernement dit qu’il les a formé·es. C’est un scandale, ce sont les parents d’élèves qui devraient hurler ! Et n’oublions pas que ce sont les enfants qui risquent d’en souffrir...

« Sur nos neufs semaines de congés l’été, on peut en prendre une pour se former ! »

Et ensuite, je pense qu’il faut rendre obligatoire la formation continue. Les enfants qui arrivent sont toujours différents, ça demande une mise à jour particulière tout le temps, et c’est un métier passionnant à cause de ça ! Tous les ans, on devrait avoir une semaine obligatoire de formation, de travail en équipe. Alors oui, ça se ferait pendant les vacances – tant pis pour nos acquis sociaux. Sur nos neufs semaines de l’été, on peut en prendre une pour se former ! Et les bon·nes enseignant·es le font, je le vois dans nos formations aux Amanins, ils prennent sur leur temps, et sur leurs fonds propres !

Tu as créé l’École du Colibri il y a 16 ans, au cœur du centre agroécologique des Amanins, que tu as cofondé avec Michel Valentin. À quels besoins cela venait-il répondre ?

Principalement, ça venait répondre à un besoin d’être en lien avec le vivant. Pierre [Rabhi] nous disait : « on est sur une planète aux ressources limitées, on est de plus en plus nombreux, donc il va falloir partager ». Pour moi c’était une évidence qu’il fallait apprendre aux enfants les compétences psycho-sociales qui favorisaient la solidarité. La coopération est devenue centrale dans le projet. Et, tout de suite derrière, c’était d’accueillir des enfants en très grande difficulté, et faire une école inclusive, parce qu’on n’avait pas le droit de ne pas leur faire profiter de cette chance d’être en pleine nature, avec une ferme à côté.

©Patrick Lazic

Aujourd’hui, les enfants n’ont pas souvent grandi en contact avec la nature – leurs parents non plus d’ailleurs. Moi, j’ai l’expérience d’aller dans la nature et de trouver un apaisement intérieur énorme. Pour un enfant de deux ans, pouvoir jouer avec une araignée, voir que c’est vivant, jusqu’où c’est vivant, appuyer dessus, jusqu’au moment où ça ne bouge plus… expérimenter ce que sont les limites du vivant, c’est normal – plus âgés, ils ne devraient plus le faire. Ce rapport au vivant amène à chercher comment les plantes poussent, comment je me nourris. Les enfants vont observer la nature pour en tirer des enseignements.

« C’est très important d’apprendre aux jeunes notre dépendance au vivant. »

C’est très important d’apprendre aux jeunes notre dépendance au vivant. Ce ne sont pas le transhumanisme, les ordinateurs, le virtuel, qui vont nous sauver ! La nature apprend les limites, qu’on n’est pas tous puissants. Beaucoup de parents ont du mal à dire à leurs enfants qu’il y a des limites. C’est donc plus difficile pour eux d’accepter qu’il y en ait. La condition humaine est pourtant limitée ! On doit prendre conscience de notre dépendance à la terre, pour en prendre soin. Aux Amanins, on essaie de faire produire aux enfants un repas par an. Ils voient bien que ce n’est pas facile de faire pousser des radis, des salades, des pommes de terre, que c’est parfois les limaces et les escargots qui en profitent... Et heureusement que les maraîchers bossent pour nous ! Pour moi, cette dépendance au vivant, c’est un des axes fondamentaux de ce qu’on a à leur apprendre.

Les petits colibris, à la cantine des Amanins (©Éléonore Henry de Frahan)

Autre chose que l’on enseigne aux Amanins, c’est la sobriété. On en entend parler partout en ce moment, mais on la confond souvent avec « faire des économies » – le pauvre Pierre Rabhi doit se retourner dans sa tombe ! Il faut montrer aux enfants que c’est la simplicité qui est bien, qu’il n’y a pas besoin de beaucoup pour être heureux. Si ce qui rend heureux, c’est d’avoir un cadeau, tu es tout le temps dépendant du prochain cadeau. Mais si ce qui te nourrit c’est le lien entre humains, le lien au vivant, eh bien tu peux toujours aller le chercher, le nourrir, ce lien, et te faire du bien avec ça. Le matériel c’est bien, mais se baigner dans une rivière, c’est mieux que dans une piscine, y’a pas photo !

C’est plus facile aux Amanins qu’en ville...

C’est sûr. Mais partout, ça devrait être obligatoire d’envoyer les enfants en classe découverte chaque année. Pour les maternelles, ne serait-ce que des demi-journées en forêt, on le voit, ça apaise les enfants, certains se remettent à aimer l’école. Parce que ça a du sens, et le cerveau a besoin de trouver du sens ! En plus c’est un espace de liberté, où l’enfant tout seul va se dépasser, il va voir son copain monter à un arbre, il va vouloir faire pareil, il ne va pas y arriver tout de suite, mais peut-être trois semaines après. C’est pas une institution qui va dire qu’au mois de janvier, il faudra savoir monter à l’arbre !

« Apprendre à avoir une vision globale, c’est très complexe, mais passionnant ! »

En primaire, il faut les emmener plus loin, pour qu’ils voient des animaux, qu’ils aient des expériences positives avec le vivant, pour l’aimer et en prendre soin. Pour ça, il faut avoir compris que ça nous fait du bien, et que la réussite de notre vie est complètement dépendante des légumes qui poussent. Cet été, la crise de l’eau a beaucoup marqué les esprits. S’il n’y a plus d’eau, on n’aura plus à boire, ni à manger ! Ici dans la Drôme, on voyait des agriculteurs qui arrosaient, et qui nous disaient « si j’arrose pas, j’ai pas de production, et donc vous n’aurez pas à manger ! » Il faut permettre aux enfants d’avoir cette vision globale. C’est très complexe, mais c’est passionnant !

©Jéromine Derigny

Avec la campagne Nouvelle (R), le Mouvement Colibris propose à chacun et à chacune de réfléchir aux axes prioritaires d’actions dans différents domaines, notamment l’éducation, avant de passer à l'action lors de défis : individuels, collectifs, mais aussi à l’échelle d’un territoire. Quel serait pour toi le défi à relever ? 

Moi, ce qui me tient à cœur, sur un territoire, c’est qu’on devienne tous coéducateurs et coéducatrices. S’occuper d’enfants, c’est difficile ! Il faut qu’on ose se serrer les coudes, qu’on soit plus solidaires. Qu’il y ait une prise de conscience des parents, des commerçant·es, des élu·es, des communes, des MJC… Que tous et toutes ensemble on tisse une communauté. Que l’école sorte de l’école, c’est très clair, et que le territoire rentre dans l’école. Comment l’élu va aider la MJC, comment la MJC va aider les familles, etc. À la MJC d’Aouste, près de chez moi, il y a des soirées parentalité, où les parents peuvent venir parler librement, on propose aussi des conférences, on propose de garder les enfants pendant les réunions… On met en place différentes choses pour essayer de relier les mondes. Et l’école a tout intérêt à ça.

« Parents, élu·es, commerçant·es... Être tous coéducateurs et coéducatrices des enfants d’un territoire. »

Or, ces dernières années, tout s’est fermé, à l’école comme dans toute la société. D’abord l’hygiène, avec l’Europe : quand j’ai débuté, on allait visiter les fermes, après ç’a été interdit. Ensuite, il y a eu la pédophilie, les parents avaient peur qu’on sorte. Puis la sécurité, notamment avec cet accident de la Drac à Grenoble, où un groupe scolaire qui a été pris dans un lâcher de barrage. Après on a interdit toutes les sorties scolaires… La société, sous prétexte de sécurité, s’est refermée sur elle-même. L’école n’a pas échappé à cette fermeture.

Pour moi un territoire aujourd’hui doit se rouvrir, pour que l’on soit tous coéducateurs et coéducatrices des enfants qui sont là en train de grandir, qu’ils voient des adultes qui rament ensemble et qui essaient de trouver des solutions ensemble. C’est hyper formateur pour les enfants.

Ce qu’on doit leur apporter aussi, c’est l’espérance, l’assurance qu’on va trouver le chemin. Et pour moi, en tant qu’adulte, c’est ça que je trouve difficile. Certains jours, je me dis qu’on ne va jamais y arriver. D’autres où je me dis que la vie va nous aider à trouver le chemin, c’est obligé !


Dans le cadre de la campagne Nouvelle (R), retrouvez la rediffusion de la webconférence "Comment élaborer une éducation plus riche de sens et ouverte sur le monde ?", qui s'est tenue lundi 3 octobre dernier. Avec Isabelle Peloux, fondatrice de l'École du Colibri et Stéphanie Chaudron, professeure des écoles, nous avons fait un bilan de ces 10 dernières années, en pointant les évolutions positives, les points qui se sont dégradés, et les perspectives pour refonder l'éducation.

Nous invitons chacun.e d’entre vous à participer à la réflexion ! Donnez votre avis sur les grandes orientations à donner à l’éducation, participez à notre grande consultation ! 

Pour aller + loin

- Le site de l’École du Colibri, au Centre agroécologique des Amanins, dans la Drôme.

- L'École du Colibri : pédagogie de la coopération, d'Isabelle Peloux, éditions Actes Sud / Colibris.

- Comprendre les enfants pour mieux les éduquer, d'Isabelle Peloux, éditions Actes Sud / Kaizen.

- « Pour une pédagogie coopérative à l’école », d'Isabelle Peloux, dans (R)évolutions : Pour une politique en actes, de Lionel Astruc, éditions Actes Sud / Colibris.

- DVD Quels enfants laisserons-nous à la planète ?, film de Anne Barth.

- Le parcours pédagogique Comment améliorer l'éducation autour de moi ?, sur le site de l’Université des Colibris.

- Kaizen Hors-Série n°5 « Pour une enfance joyeuse ».

Ressources conseillées par Isabelle :

- la plateforme Être prof, pour s'outiller pour le quotidien. Des ressources sélectionnées et produites par des enseignant.es pour trouver des réponses adaptées à votre pratique.

- L'association Déclic - CNV Éducation, qui a pour objet de contribuer à une éducation et un accompagnement conscients et respectueux de l’enfant, dans les familles et dans les structures accueillant des enfants et des jeunes. À cet effet, elle promeut la Communication Non Violente, axée sur la prise en compte des besoins de chaque être humain. Elle œuvre pour la rendre accessible à toute personne en relation avec des enfants et des jeunes.


Crédits photos : 

Toutes les photos sont protégées par le droit d'auteur. Elles ne peuvent être reproduites, copiées, modifiées ou diffusées sans l'autorisation expresse de leur auteur ou autrice.

Chapô : avec l'aimable autorisation de Alexandre Sattler

Patrick Lazic

Jéromine Derigny et Éléonore Henry de Frahan, du collectif Argos


* Le ministère de l'Éducation nationale classe les établissements en fonction d'un "indice social", qui comprend quatre paramètres peuvant affecter la réussite scolaire : taux de catégories socio-professionnelles défavorisées, taux d'élèves boursiers, taux d'élèves résidant dans un QPV (quartiers prioritaires de la politique de la ville), et taux d'élèves ayant redoublé avant la sixième.

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