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La reconnexion selon Mathilde #1

Trouble dans le jardin



La crise climatique, la pandémie et les troubles qui en découlent nous accompagnent désormais au quotidien — de la solastalgie au burn out, en passant par le syndrome de manque de nature, pour ne citer qu'eux. Plus que jamais, nous devons réorienter notre style de vie pour qu'il réponde à de nouveaux impératifs, tout en affrontant pièges et contradictions. Comment ne pas perdre la tête ? Nous avons besoin de projets, d'utopies... Or la réalité et ses contingences nous coupent les ailes. Alors où vivre pour agir au mieux, en ville ou à la campagne ? Où grandiront nos enfants ? Comment rester cohérent dans les causes qu'on défend ? Tous les deux mois, je vous embarque dans mon journal de bord pour partager avec vous mes doutes, mes aspirations, ma quête de lieu idéal — bref, tout ce qui pique, lutte et œuvre, au fin fond de nous-mêmes.

Mathilde Ramadier est autrice féministe. Mère de deux petites filles. Drômoise de naissance, Berlinoise d’adoption. Philosophe et psychanalyste de formation.



Octobre 2021. Je suis assise à mon bureau pour écrire ces lignes. Une grande planche de bois, très large, pour m’étaler à mesure que la journée avance. Deux tréteaux, deux écrans, deux lampes, un mur blanc sans rien dessus. À ma gauche, la fenêtre en PVC et sa vue en rez-de-chaussée, limitée, sur l’arrière-cour de notre immeuble berlinois. Un buisson de bambous, une maigre haie et le tronc d’un arbre qui ressemble à un tilleul sans en être un, des herbes hautes... Tout cela permet de masquer, peu ou prou, la façade crème du bâtiment voisin qui se dresse à une dizaine de mètres seulement, nous privant de la lumière du matin.

Cette vue me renvoie surtout à la chance que j’ai d’avoir un petit goût de campagne sous le nez quand je travaille. Parfois, un écureuil passe et repasse sous ma fenêtre. Et puis les oiseaux. Des moineaux, des mésanges, des rossignols, des pigeons et des tourterelles, des dizaines de vagabonds des villes qui piaillent à n’en plus finir, à l’abri des voitures, camions, bus, scooters, trottinettes électriques et autres acteurs indispensables du tumulte urbain. De temps à autre ils se taisent, quand un enfant fait irruption dans la cour. Ils se terrent dans les branchages, je les vois, depuis mon poste privilégié où je me terre moi aussi, je les vois, immobiles et prudents sous les feuilles roussies. 

Ce privilège adoucit mon quotidien de citadine. Il m’a permis, entre autres, de ne pas trop souffrir des confinements répétés durant la pandémie. Malgré l’absence de profondeur de champ (ce bout de jardin est entouré de cinq immeubles de six étages) et le caractère d’apparence candide de mon Eden (que peuvent dix mètres carrés de chlorophylle dans un océan de béton ?), cette infime partie de mon paysage réel envahit mon paysage mental : grâce au chant des rossignols, aux feuilles frissonnantes des bambous et à l’odeur de terre mouillée les jours de pluie, je voyage. Je voyage vers les paysages, autrement plus sauvages, autrement plus infinis, de mon enfance. 

Grâce au chant des rossignols, aux feuilles frissonnantes des bambous et à l’odeur de terre mouillée les jours de pluie, je voyage.

Ces escapades me font du bien, elles nourrissent ma créativité, mais elles me remettent également le nez dans mon trouble, le trouble dans mon jardin. Parce malgré tout ce qu’on peut dire sur Berlin, malgré le fait que les Verts sont au pouvoir dans mon quartier, Kreuzberg, depuis des décennies, malgré le bois au bout de ma rue, malgré le marché bio et local du samedi, malgré la centaine de vélos garés dans la cour, je suis toujours plantée au milieu d’une métropole polluée, loin des montagnes, loin des rivières et des prairies. J’y fais même grandir mes enfants.

La schizophrénie que je ressens au quotidien depuis des années touche de plus en plus de monde – les jeunes parents, notamment. La pandémie de coronavirus a fini de le prouver : de nombreux Parisiens fuient, en quête d’espace et de sens, faisant exploser les prix de l’immobilier en régions et exacerbant, plus ou moins malgré eux, des tensions sociales pré-existantes. Il y a seize ans, quand je suis « montée » à Paris pour mes études et qu’on me demandait d’où je venais, je devais expliquer où Valence se situait par rapport à Lyon (pour ne pas dire, par rapport à Paris). Je n’osais à peine évoquer le mythique Vercors et la Vallée de la Drôme. Aujourd’hui, quand je dis d’où je suis native, on me répond : « C’est très à la mode, et pas cher en plus ! »

Le sud, le nord. Le rural, l’urbain. Le local, l’international. Mon Moi, mon autre Moi. Le cul entre deux chaises.

Chez moi, le schisme ville / campagne se pare d’un grand écart entre deux pays voisins (et lointains cousins), qui font désormais partie de mon identité. La France, où j’ai grandi, et l’Allemagne où je vis depuis dix ans, soit la majeure partie de ma vie d’adulte. Le sud, le nord. Le rural, l’urbain. Le local, l’international. Mon Moi, mon autre Moi. Le cul entre deux chaises.

Parfois, mon syndrome du manque de nature (ou nature-deficit disorder) me pousse à faire des choses étranges que mon mari qualifie, non sans une certaine tendresse, de réminiscences de ma culture « phyto-hippie ». Quand je lui propose de faire une mono-diète de raisin à l’automne, par exemple, quand tout me pousse vers les rivières ou quand je cherche avec mes filles les prénoms de nos futurs poules.

Alors où vivre, pour faire face à ce monde qui va si mal ? Pour certain·e·s, c’est la contingence qui aide à choisir le lieu de vie, à franchir la frontière symbolique du boulevard périphérique sans billet retour. Un changement d’employeur, de poste, voire de métier. La mutation d’un·e conjoint·e, le départ des enfants pour leurs études, la hausse du coût de la vie, l’impossibilité de se loger en ville, la perte d’un emploi… Ou des événements plus tragiques encore. Pour les gens comme moi, qui sont indépendants et donc de facto en télétravail à vie, la décision me revient intégralement. Autrement dit, je dois l’assumer. Et c’est là que cela devient compliqué. Car choisir, c’est renoncer, écrivait André Gide. Quand je suis à Berlin, ce que j’aime de la Drôme me manque. Et quand je suis dans la Drôme, j’ai peur que certaines choses que j’aime à Berlin fassent cruellement défaut. La modernité et l’accélération de nos sociétés nous ont fait croire au don d’ubiquité.

Le terme de syndrome de manque de nature n’est pas contemporain du coronavirus, il est apparu en 2005 sous la plume de Richard Louv, auteur américain militant pour une « société riche en nature », dans son livre Last Child in the Woods: Saving Our Children From Nature-Deficit Disorder [traduit en français, Une Enfance en liberté, Protégeons nos enfants du syndrome de manque de nature, ndlr]. Il renvoie aux troubles psychologiques et comportementaux qu’on développe en vivant dans des espaces urbanisés, pollués et restreints. Un mal à prendre au sérieux quand on sait qu’à l’échelle mondiale, l’humanité vit désormais plus en ville (65%) qu’à la campagne (35%). Or, dès l’enfance, le temps passé en plein air, dans une nature sauvage (ou ré-ensauvagée) nous aide à développer nos capacités cognitives et réduisent le stress.

Le syndrome de manque de nature est à prendre au sérieux, quand on sait que l’humanité vit désormais plus en ville qu’à la campagne.

Mon bureau, bien que confortable, me force à la sédentarité, me met face à des écrans une dizaine d’heures par jour. Même si les buissons me font de l’œil, même si le chant des rossignols compose ma BO quotidienne, cette vie de bureau participe de ma déconnexion avec le vivant. Le manque d’horizon (coucou mes 50 voisins !) et l’abus de lumière artificielle engendrerait même des troubles de l’attention, voire des dépressions. L’absence d’interaction avec le monde sauvage favoriserait l’isolement, le repli sur soi.

À force d’employer à tort et à travers les termes d’« environnement » et de « nature » pour désigner le vivant, nous avons intégré l’idée que ces choses étranges nous entourent et que nous n’en faisons donc pas partie. Les raisons sont aujourd’hui nombreuses qui montrent que nous aurions pourtant tout intérêt à nous défaire de notre vieil anthropocentrisme borné – et que ce ne serait pas un anti-humanisme pour autant, loin de là. Le contact avec le vivant permet de développer des capacités cognitives et des qualités humaines essentielles telles que la compassion ou la modestie. 

À force d’employer à tort et à travers les termes d’« environnement » et de « nature » pour désigner le vivant, nous avons intégré l’idée que nous n’en faisons pas partie.

Quand je promets à mes filles qu’elles auront des poules avant que celles-ci aient des dents, je veux leur montrer la voie de ce que les Norvégiens nomment la friluftsliv, la vie en plein air. Je veux leur apprendre à camper en forêt sans pour autant faire du scoutisme, à reconnaître les arbres et les empreintes d’animaux sans avoir peur du moindre petit bourdon. Leur apprendre à réintégrer leur juste place, à recréer du lien, sans mettre de la distance, ni avec l’Autre ni en elles. Est-ce seulement possible de temps en temps, en vivant en ville ? Est-ce suffisant lors d’échappées ponctuelles, sans retomber dans les pire travers du tourisme et de la consommation ? Peut-on réfléchir à la façon dont on veut vivre sans s’interroger, d’abord, sur le lieu où l’on vit ? Je vous invite à creuser avec moi ces questions au fil des prochaines chroniques.


Voir toutes les chroniques de Mathilde Ramadier

Aller + loin

- Le site de Mathilde Ramadier.

- Arne Næss, Penseur d'une écologie joyeuse, essai de Mathilde Ramadier, Éditions Actes Sud, 2017.

- Et il foula la terre avec légèreté, bande-dessinée de Mathilde Ramadier et Laurent Bonneau, Éditions Futuropolis, 2017. Un voyage poétique et contemplatif, inspiré du philosophe Norvégien Arne Næss.

- Une Enfance en liberté, Protégeons nos enfants du syndrome de manque de nature, de Richard Louv, Éditions Leduc, 2020.


Crédits illustration et photos :

- Illustration de Agathe Robinson.
- Portrait : © Chloé Guilhem.
- Rossignol : Nathalie Hausser, licence Creative Commons (CC) BY-NC-ND 2.0.
- Le Vercors : Jeanne Menjoulet, licence CC BY 2.0
- Quartier Kreuzberg, Berlin : i bi, licence CC BY-NC-ND 2.0
- Petite fille sur un chemin dans les bois : JonPauling, licence CC0

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Merci pour cet article, ce questionnement qui habite tant de nous. Moi j'ai fait le choix de quitter Paris, j'ai maintenant la nature à offrir à mes enfants et compose dans cette vie sans mes proches au quotidien physiquement. Mon smartphone nous unit quand même heureusement! Et les retours à Paris pour des vacances et faire le plein de culture et d'amis. Que c'est compliqué de répondre à cette question du lieu de vie quand aucun n'est une évidence car il manque à chacun un peu de ce qu'on trouve ailleurs!

Vous exprimez le double désir de ville et de campagne. La façon dont la vie est organisée force à quitter l'une pour l'autre rendant le bonheur impossible, à moins d'avoir les moyens de posséder privément les deux, solution non accessible à l'ensemble pour des motifs économiques et environnementaux : si tous les citadins déménageaient vers la campagne, il n'y aurait plus ni ville, ni campagne. Ne pourrait-on pas imaginer une sorte de jumelage volontaire où, sans doubler l'espace occupé par les humains, on faciliterait un nomadisme ville/campagne. Les maisons secondaires situées à la campagne ne sont-elles pas vides la moitié de l'année et le pieds-à-terre en ville de même.