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La reconnexion selon Mathilde #2

Lignes forestières de la résistance

La crise climatique, la pandémie et les troubles qui en découlent nous accompagnent désormais au quotidien — de la solastalgie au burn out, en passant par le syndrome de manque de nature, pour ne citer qu'eux. Plus que jamais, nous devons réorienter notre style de vie pour qu'il réponde à de nouveaux impératifs, tout en affrontant pièges et contradictions. Comment ne pas perdre la tête ? Nous avons besoin de projets, d'utopies... Or la réalité et ses contingences nous coupent les ailes. Alors où vivre pour agir au mieux, en ville ou à la campagne ? Où grandiront nos enfants ? Comment rester cohérent dans les causes qu'on défend ? Tous les deux mois, je vous embarque dans mon journal de bord pour partager avec vous mes doutes, mes aspirations, ma quête de lieu idéal — bref, tout ce qui pique, lutte et œuvre, au fin fond de nous-mêmes.

Mathilde Ramadier est autrice féministe. Mère de deux petites filles. Drômoise de naissance, Berlinoise d’adoption. Philosophe et psychanalyste de formation.

Dans cette chronique, elle nous parle de sentiment d’appartenance, d’identité, de maquis, et de résistance…



J’ai écrit les premières lignes de ce texte un soir, après avoir arpenté une forêt de bouleaux à l’est de Berlin, à quelques enjambées de la frontière polonaise. J’avais fait le tour d’un lac, contournant des marécages, enjambant des fougères, me courbant sous des troncs couchés par la dernière tempête. Air humide, soleil rasant, déjà, à 14h30. Dans ce coin de la Prusse, le paysage est désespérément plat. Mais les cimes des arbres dessinent un tracé cranté, typique des conifères, qui donnent du relief à mon champ de vision. Toute nostalgique, je pensais « que c’est loin de la végétation de mon enfance, que c’est loin de mes forêts du Vercors ! » Et pourtant, lorsque je me suis assise sur un banc pourri recouvert de mousse pour écouter les « toc toc » d’un lointain pivert, j’ai senti, intensément comme on peut ressentir quand on est seul et concentré, que j’appartenais à ce lieu, en ce moment précis. Je lui appartenais même peut-être plus qu’aux autres.

Marécages, dans une forêt du Brandenbourg, en Allemagne

Je vous jure que je ne délirais pas et que j’étais à jeun. C’est simplement que ma situation, pour parler en termes existentialistes, c’est-à-dire ma prise sur le monde extérieur, à l’instant t, était ancrée là, dans cette végétation, et pas ailleurs. Alors certes ce n’est pas là que je suis née, ce n’est pas vers ce lieu que je tends, mais il est signifiant puisqu’il est la fenêtre à partir de laquelle je pense et agis sur le monde à ce moment de mon existence. Les troncs des bouleaux fins et serrés, le vert acide des marais, les mésanges qui filaient d’une branche à l’autre… Tout cela a créé des engrammes, des traces mnésiques dans mon cerveau — que j’associerai pour toujours à un moment calme et inspirant.

Lorsque je me suis assise sur un banc pourri recouvert de mousse, j’ai senti intensément que j’appartenais à ce lieu.

Je suis persuadée que les lieux sauvages sont plus doués pour nous faire ressentir cela que la ville, aussi charmante puisse-t-elle être – une terrasse de café, une ruelle pavée, un boulevard flamboyant… Car rien ne m’y bouscule, rien ne m’arrache à moi-même. L’air est bon, il n’y a aucun bruit désagréable. C’est un lieu ressource, comme dans les techniques de méditation, qui nous projettent vers un "refuge" où l’on se sent bien. En d’autres termes, je me suis pliée sans le savoir à l’exercice du "sit spot" : je me suis assise pour contempler la nature et vagabonder quelques minutes en pensée. La morale de la fable Le Rat des villes et le Rat des champs, de La Fontaine, ne nous souffle-t-elle pas la même chose à l’oreille, à savoir que la vie à la campagne serait honnête et paisible, tandis que l’existence citadine serait dangereuse et superficielle, sans cesse perturbée par le bruit du monde ?

Dans cette forêt du Brandenbourg, je ne faisais rien de particulier, j’étais là, tout simplement. Et pourtant, j’avais l’impression de désobéir, de résister. Je ne saurais dire à quoi exactement : aux contingences du quotidien, aux listes de courses, aux injonctions de la productivité, à mon ordinateur et son écran de veille qui m’attendaient impatiemment, à mon téléphone qui menaçait de vibrer dans ma poche… En quelque sorte, en me permettant de me connecter à elle, cette forêt m’avait offert un moment de résistance.

Dans les paysages de mon enfance, ce mot a une forte résonance. Le Vercors est marqué par l’histoire du maquis : plateaux, sommets, canyons, goulets, chapelles et bergeries en portent les stigmates. Depuis quelques décennies, c’est une autre terre d’opposition qui s’y déploie avec l’installation de gens qui souhaitent de nouveau résister, mais au capitalisme cette fois. On y crée des pépinières, des épiceries locales, des activités artisanales… On réinvestit des hameaux, on y "permacultive", on y randonne et on bâtit patiemment le monde de demain.

Dans le Vercors, on réinvestit des hameaux, on "permacultive", on randonne et on bâtit patiemment le monde de demain.

Vus depuis la plaine, les sommets et crêtes du Vercors forment un tracé reconnaissable, une ligne que je connais par cœur. Alors je fais mienne l’idée du philosophe écologiste Arne Næss, qui avait perdu son père jeune et sentait sa présence dans la gestalt (la forme, le tout) d’un haut plateau montagneux non loin de chez lui. Ce relief constituait une présence rassurante, un repère immuable et enveloppant. Mon père connaissait le Vercors comme un résistant, même s’il est né après la guerre. Il en arpentait les moindres petites routes à vélo, en connaissait tous les lacets. Il avait en outre une connaissance pointue, à la fois scientifique, empirique et poétique, de la faune et de la flore. Je crois que, comme Arne Næss, il se réfugiait là-haut dès qu’il en ressentait le besoin. Pendant soixante ans, le philosophe s’est échappé d’Oslo, où il enseignait, pour marcher, lire, écrire et réfléchir dans sa cabane. Il franchissait la ligne forestière et, là où tout paraît plus aride, il se mettait au diapason du vivant pour libérer son esprit.

Synclinal de la forêt de Saoû, en Drôme

Alors que doit-on faire de ces montagnes, de ces forêts, de ces espaces naturels et sauvages ? Doit-on y résider pour mieux les servir et les défendre, pour mieux résister à ce qui nous oppresse, nous et l’ensemble du vivant ? Ne devrait-on pas, au contraire, les sanctuariser pour ne pas les souiller, et les arpenter avec précautions ? Peut-on être à la fois le problème et la solution ? Ces questions nous mènent à nous demander où nous sommes les plus utiles, les plus politiques. Moi qui pense à tout cela depuis mon appartement en ville, ne devrais-je pas commencer par protéger le parc qui se trouve au bout de ma rue, où capsules, bris de verre et mégots s’amoncellent, témoins d’une liberté factice, d’un je-m’en-foutisme égoïste, d’une solitude maladive – bref, de tout ce que la ville engendre de pire ?

Retrouverai-je la place que j’ai quittée si je retourne un jour à la campagne ? On ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière, nous prévient Héraclite… Même si l’eau de la rivière Drôme est particulièrement pure et préservée, ma place aura bougé, m’obligeant à m’adapter. La psychanalyste Julia Kristeva, qui a quitté la Bulgarie pour la France à l’âge de 24 ans, pense qu’une fois qu’on a quitté la région qui nous a vu grandir en migrant, quelque chose a changé qui fait qu’on n’appartient plus vraiment à ce lieu que l’on a quitté, et qu’on ne se fondra jamais complètement dans le nouveau. On serait "étranger à soi-même", lost in translation. Et on devrait apprendre à vivre dans cet interstice. Si moi, par exemple, lointaine descendante d’artisans, cultivateurs et laboureurs de Bourgogne et d’Occitanie, je reviens un jour dans la campagne où je suis née, j’aurai peut-être l’impression d’un cheminement logique, d’un continuum. Pourtant je serai à la fois connectée et déconnectée de moi-même, parce que j’aurai vécu autre chose entretemps.

L’expérience directe des choses de la nature mène à une attitude méditative et responsable où nous persistons et résistons en silence.

Pour survivre dans ces failles et contradictions qui font notre condition moderne, il faut plus que jamais réactiver notre sentiment d’appartenance au vivant et donc, à notre propre existence. Et cela se fait, je crois, uniquement avec l’expérience directe des choses de la nature, qui mène à une attitude méditative et responsable où nous persistons et résistons en silence : marcher sans but en forêt, traverser la ligne forestière pour gagner en altitude… Arne Næss utilise souvent des métaphores du paysage pour illustrer le processus d’identification au vivant. Plutôt que de dire qu’on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière, il invite plutôt à penser que… nous sommes la rivière.


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Aller + loin

- Le site de Mathilde Ramadier.

- Arne Næss, Penseur d'une écologie joyeuse, essai de Mathilde Ramadier, Éditions Actes Sud, 2017.

- Et il foula la terre avec légèreté, bande-dessinée de Mathilde Ramadier et Laurent Bonneau, Éditions Futuropolis, 2017. Un voyage poétique et contemplatif, inspiré du philosophe Norvégien Arne Næss.


Crédits illustration et photos :

- Illustration d'Agathe Robinson.
- Portrait : ©Chloé Guilhem.
- Forêt du Brandenbourg et Synclinal : Mathilde Ramadier.
- Sit spot en forêt : ©Éléonore Henry de Frahan / www.collectifargos.com

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