Découvrez le MOOC (R)évolutions Locales pour s'engager collectivement sur son territoire
Recevoir des infos
Le MagDes idées pour construire demain
Mode d'emploi

La reconnexion selon Mathilde #3

Les mains sur le guidon, la tête en avant


Les premiers bourgeons ont beau chuchoter que le printemps pointe le bout de son nez, l’horizon noir de ce mois de mars 2022 rend difficile l’évasion vers des jours meilleurs. La seule promesse semble être celle de l’éternel retour – de la guerre sur le continent européen, de la pandémie et de ses variants, des clivages et des conflits, des urgences politique, climatique et sociale... Ad nauseam.


Il y a quelques semaines, in bed with Omicron, je vivais cloîtrée dans ma migraine, suspendue aux terribles nouvelles de l’Ukraine. L’horizon noir avait gagné les âmes de ma ville cosmopolite, Berlin. Sur les trottoirs, elles erraient masquées, contraintes et angoissées, smartphone sous les yeux, airpods vissés dans les oreilles. Plus de rencontres. Plus de hasards. Plus d’étincelles. Dans ce monde suspendu, le plaisir, le désir, les projets étaient devenus une gageure.

Pourtant, même quand on se sent inutile, sortir de chez soi est plus qu’un mouvement, c’est un élan. Il y a tant à faire, dehors. Lorsqu’après plusieurs semaines de maladie j’ouvris enfin la porte de mon immeuble pour faire autre chose que des courses "de première nécessité", tandis que je détachais le cadenas de mon vélo pour me rendre à une manif comme cent mille autres Berlinois, je ressentis ces transports, à l’œuvre dans mon corps. En sortant de chez moi, je m’échappais aussi un peu de moi-même, et de mes angoisses.

"Si l’on ne peut se souvenir de ses premiers pas, on se souvient du jour où l’on a appris à faire du vélo."

La marche permet cela, le vélo aussi. Même quand l’esprit est à l’arrêt, les jambes restent une source d’énergie renouvelable. Elles fonctionnent sans commande. Et la machine à deux roues vient les soutenir, les souligner dans leur ouvrage.

Si l’on ne peut se souvenir de ses premiers pas, on se souvient du jour où l’on a appris à faire du vélo. Sur le chemin de terre des grands-parents, sur l’asphalte d’un parking d’immeuble, en vacances en lisière d’un champ... La première fois qu’on s’élance, qu’on pédale sans perdre l’équilibre, sans petites roues ni pied à terre est un moment merveilleux : la liberté se révèle à elle-même. Enfant, on découvre ce premier prolongement technologique d’envergure : celui qui permet au corps — et à l’esprit — de se déplacer autrement, plus vite, plus loin, et de prendre de la hauteur, tout en douceur. Enivré de vitesse et de puissance tranquille, on se sent pétiller. Admettez que ce moment fondateur est bien plus magique que l’obtention du permis de conduire.

Copain des villes

J’ai grandi dans la campagne drômoise, dans une très vieille ferme entourée d’un bosquet et de vastes champs, à trois kilomètres du village. La bicyclette était un moyen de transport évident pour les déplacements du quotidien, hélas trop souvent délaissée au profit de la voiture, du moins dans mon enfance des années 1990. Le bus ? Pas d’arrêt pour notre famille, ni celles de nos voisins agriculteurs.

Ce n’est qu’une fois lâchée à Paris à dix-sept ans que j’ai compris la place qu’allait occuper le vélo dans ma vie. Ce n’était pas simplement accessoire ou hygiénique, ni même nostalgique ou sentimental. C’était tout simplement vital. Le vélo allait devenir mon mode de survie dans cette métropole et dans toutes les autres que j’arpenterai par la suite : des trafics denses de Marseille et de Rome à l’obscurité glaciale de Berlin, en passant par les reliefs intimidants de San Francisco. Sans parler de ce grand moment de « bike porn » à Amsterdam, devant l’océan de vélos garés par milliers à l’entrée de la ville, ni de ma virée à Copenhague, où les pistes cyclables sont plus larges que la route.

Baromètre, sur la façade du Richshuset, à Copenhague

Nous étions en 2005, peu avant le lancement du Vélib’. Je me souviens de mon appréhension : complètement gauche, je ne savais pas distinguer une piste cyclable d’un trottoir. À dire vrai, je ne savais même pas de quel côté des voitures il fallait rouler, ni comment se servir d’un cadenas. Quelques années plus tard, j’ai rencontré un Hollandais. Grand, fin, laqué de noir, minimaliste à souhait, la bête n’avait ni sonnette, ni freins, ni vitesse, ni panier. Filant telle une panthère dans les rues de Paris, je goûtais au plaisir rusé de me faufiler sans un bruit entre les berlines bruyantes, odorantes et obscènes.

"Je goûtais au plaisir rusé de me faufiler sans un bruit entre les berlines bruyantes, odorantes et obscènes."

Ce cheval mécanique m’a en outre permis d’affirmer mon refus d’un cliché de genre : en choisissant un modèle dit "pour homme", j’affirmais une liberté supplémentaire. En réalité, les vélos avec une barre transversale sont bien plus stables (et souvent bien moins chers) que les modèles "femme"...

Ne plus tourner en rond, ni au carburant russe

Vous le savez sans doute, mais je vais l’écrire quand même. Pédaler trente minutes par jour est un moyen simple et efficace de se maintenir en forme. Sans y penser et presque sans effort, on améliore force musculaire, circulation sanguine, souplesse, équilibre et coordination. On se forge une plus grande résistance à la fatigue, au stress, à la déprime. On dort mieux. Une étude du Journal of Sexual Medicine a même montré que cela augmente la vitalité sexuelle (surtout pour les femmes) ! Avec ses rayons, le vélo chasse l’horizon noir.

Il nous sauve aussi lors des crises. C’est sur une bicyclette à col de cygne que ma grand-mère paternelle se ravitaillait dans les villages voisins durant la Seconde guerre mondiale. Le vélo a accompagné les événements de mai 68, les grèves de 1995… et nous a permis d’éviter les risques d’infection durant la pandémie en nous déplaçant en plein air. Aujourd’hui, prendre son vélo, c’est affirmer sa résistance à bien des égards, et notamment face à Poutine en n’utilisant pas de carburant russe.

"Aujourd’hui, prendre son vélo, c’est affirmer sa résistance à bien des égards, et notamment face à Poutine."

Aujourd’hui, si je fais 5 km par jour en voiture pour me rendre au travail, cela me coûte plus de 1000 euros par an, qui iront direct dans les caisses du dictateur, je largue 650 kg de CO2 dans l’atmosphère et utilise 253 litres d’équivalent pétrole. En vélo : 105 euros par an en moyenne, 0 gramme de CO2, 0 ml d’essence. Allez, un dernier chiffre pour la route : si dans l’Union Européenne nous pédalions tous comme les Danois, soit 2,6 km par jour (ce qui, avouez-le, n’est pas le Paris-Nice), nous pourrions réduire les émissions de CO2 liées aux transports de 15 %.

On entend souvent l’inverse, mais le vélo est parfait pour les déplacements urbains. Et 80% de la population française vit en ville… Sans compter que les cyclistes provoquent moins d’accidents, râlent moins, gênent moins et sont moins inciviques que les automobilistes.

Aujourd’hui, mon Hollandais vit à Berlin, il est flanqué d’un siège bébé et se sent solidaire de l’Ukraine. Pour sentir le vent dans mes cheveux et filer en toute légèreté, je me suis armée d’un Gazelle de course "upcyclé", refusant de céder aux sirènes du vélo électrique.

Couple de Hollandais à Berlin

À vélo, on (re)découvre la ville autrement. Jusqu’à une certaine distance, on va plus vite qu’en voiture et en transports. Pourtant, on a le temps de voir les choses, d’apprécier le hic et le nunc, l’ici et le maintenant de notre présence au monde, qui renforce le sentiment d’appartenance à un lieu, et donc la reconnexion à ce qui nous entoure, à nos semblables. En libérant notre esprit, en activant la mémoire de notre corps, pédaler réveille le philosophe et l’enfant toujours en nous — deux avatars puissants qui soufflent avec nous sur les nuages de l’horizon noir. 



La crise climatique, la pandémie et les troubles qui en découlent nous accompagnent désormais au quotidien — de la solastalgie au burn out, en passant par le syndrome de manque de nature, pour ne citer qu'eux. Plus que jamais, nous devons réorienter notre style de vie pour qu'il réponde à de nouveaux impératifs, tout en affrontant pièges et contradictions. Comment ne pas perdre la tête ? Nous avons besoin de projets, d'utopies... Or la réalité et ses contingences nous coupent les ailes. Alors où vivre pour agir au mieux, en ville ou à la campagne ? Où grandiront nos enfants ? Comment rester cohérent dans les causes qu'on défend ? Tous les deux mois, je vous embarque dans mon journal de bord pour partager avec vous mes doutes, mes aspirations, ma quête de lieu idéal — bref, tout ce qui pique, lutte et œuvre, au fin fond de nous-mêmes.

Mathilde Ramadier est autrice féministe. Mère de deux petites filles. Drômoise de naissance, Berlinoise d’adoption. Philosophe et psychanalyste de formation.


Voir toutes les chroniques de Mathilde

Aller + loin

- Le site de Mathilde Ramadier.

- Arne Næss, Penseur d'une écologie joyeuse, essai de Mathilde Ramadier, Éditions Actes Sud, 2017.

- Et il foula la terre avec légèreté, bande-dessinée de Mathilde Ramadier et Laurent Bonneau, Éditions Futuropolis, 2017. Un voyage poétique et contemplatif, inspiré du philosophe Norvégien Arne Næss.


Crédits illustration et photos :

- Illustration d'Agathe Robinson.
- Portrait : ©Chloé Guilhem.
- Copenhague et vélos : Mathilde Ramadier.

Commentaires

Cet article vous a donné envie de réagir ?

Laissez un commentaire !