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« Nous avons encore le choix »



Artificial Wonderland II - Wintery Forest in the Night - crédit : Yang Yongliang

Philosophe et professeure de philosophie émérite à Panthéon Sorbonne, Catherine Larrère a participé à l'essor de la philosophie environnementale en France, notamment sur les sujets de la protection de la nature, de la prévention des risques et de la justice environnementale. Raphaël Larrère est agronome et écologue, spécialisé dans les conflits d'usage et d'images de la nature. À contrecourant des pensée dominantes actuelles, ils signent ensemble une tribune pour Colibris le Mag, évoquant la possibilité d'une action et d'une éthique effectives de tous et de chacun.



 Le mythe d’une révolution technologique inéluctable

Comme réponse aux grands défis de ce monde, on nous abreuve de solutions techniques et de technologies nouvelles. Parmi elles figurent bien entendu les énergies renouvelables, les biotechnologies, les nanotechnologies, les drones, l’intelligence artificielle etc. Bien qu’elles ne remettent jamais en cause le système tel qu’il fonctionne aujourd’hui, ces innovations techniques sont censées répondre à la faim dans le monde, endiguer le réchauffement climatique, préserver la biodiversité et lutter contre les inégalités sociales.

"L’avenir radieux des uns ; les scénarios catastrophe des autres : tous s’affrontent mais entretiennent conjointement le mythe d’une révolution technologique majeure, qui transformera le monde en profondeur."

Les discours qui accompagnent ces nouvelles technologies laissent entendre que nous sommes à l’aube d’une révolution technologique et scientifique majeure et qu’elle est seule en mesure de changer le monde et de le changer en mieux. Les technophiles se trouvent confortés dans leur admiration de la puissance de la technique. A l’inverse pour les technophobes et les tenants de l’effondrement, cette même puissance conduit l’humanité droit dans le mur, à plus ou moins long terme.

L’avenir radieux des uns ; les scénarios catastrophe des autres : tous s’affrontent mais entretiennent conjointement le mythe d’une révolution technologique majeure, l’idée que les innovations transformeront le monde en profondeur.

La foi en ce mythe s’ancre profondément dans une approche ancienne qui consiste à naturaliser le progrès technique. Quoi qu’il arrive, et indépendamment de la volonté des hommes, le progrès technique adviendra. Comme le dit la loi de Gabor « Tout ce qui est techniquement faisable, possible, sera fait un jour, tôt ou tard. » Avec cette idée admise de tous que « si l’Europe n’investit pas, les américains ou les chinois le feront. » L’innovation est le résultat d’un mécanisme aveugle et inéluctable : celui de la concurrence.

From the New Worldcrédit - crédit : Yang Yongliang 

Il n’existe pas de solution purement technique aux maux qui affligent l’humanité et la nature

Deux assertions nous semblent erronées. D’une part, le fait que la technologie pourra répondre aux grands enjeux auxquels nous sommes confrontés. Les innovations techniques ne promeuvent que les solutions qui intéressent les firmes et sont donc conçues pour servir leurs profits. Leur émergence n’est donc en aucun cas et à aucun moment conditionnée par des exigences de bien commun. D’autre part, le fait que les promesses laissent entendre qu’une grande gamme de progrès inouïs sont en gestation. En fait, l’imagination technique s’est appauvrie. Elle s’est appauvrie en raison d’une focalisation des recherches sur les innovations susceptibles d’intéresser les firmes, mais aussi en raison du phénomène de « dépendance de sentier ». Si les réseaux qui ont promu une technique ont fini par l’imposer, elle se répand et l’on concentre des efforts pour l’améliorer, en diminuer le coût et les risques de défaillance ; elle prend alors rapidement le pas sur les autres même si une autre technique eut été tout aussi efficace si elle avait eu la chance de l’emporter au départ.

"L'imagination technique s'est appauvrie"

Enfin, il est rare qu’un problème social ou environnemental relève d’une solution purement technique. Il faut impérativement aller au-delà et mobiliser une pensée et imaginaire social : faire réapparaître l’existence de choix et la possibilité de chacun de s’y impliquer. On doit pour cela s’inspirer d’une multiplicité d’expériences périphériques. Celles-ci existent, mais à la marge. Partout dans le monde, des gens vivent autrement, produisent et se nourrissent autrement, font des expériences démocratiques de vie autonome et égalitaire. Ils pensent la solution à l’échelle collective et dans tous les domaines : technique oui, mais aussi sociaux, agricoles, politiques etc.

L’enjeu de demain est de mettre ces expériences en réseau. Elles risqueront sinon de rester des hétérotopies, isolées et perdues dans un océan capitaliste.

Heavenly City - crédit : Yang Yongliang 

Quel type d’action convient à ces types d’expérimentation sociale ? 

Aldo Leopold est un forestier américain qui écrivit à la fin de sa vie un livre publié à titre posthume en 1949, l’Almanach d’un comté des sables. Devenu la référence incontestée des éthiques environnementales dans la tradition des récits de nature comme ceux de Thoreau, Leopold décrit la vie qu’il mène dans le Wisconsin au contact de la nature. On y lit ceci : « J’ai lu de nombreuses définitions de ce qu’est un écologiste, et j’en ai moi-même écrite quelques-unes. Mais je soupçonne que la meilleure d’entre elles ne s’écrit pas au stylo mais à la cognée. La question est : à quoi pense un homme au moment où il coupe un arbre ou au moment où il décide de ce qu’il doit couper ? Un écologiste est quelqu’un qui a conscience humblement qu’à chaque coup de cognée, il inscrit sa signature sur la face de sa terre. Les signatures diffèrent entre elles, qu’elles soient tracées avec une plume ou avec une cognée. Et c’est dans l’ordre des choses. »

Pour Leopold, il n’y a pas une seule façon d’agir techniquement, mais plusieurs entre lesquelles il faut choisir - un choix qui dépend des effets de l’action tels qu’on peut les anticiper.

"Le soin n’est pas une simple technique. C’est une forme d’attention qui prend en compte le sens, établit un rapport entre les êtres concernés. Les actes techniques qu’il comprend relèvent davantage du faire-avec que du faire."

Or, il y a deux grands modes d’action technique : celui de la fabrication d’artefacts et celui du pilotage de processus naturels. D’une part les arts du faire- ceux de l’artisanat, de l’industrie et des travaux publics. D’autre part les arts du faire-avec – ceux qui ont présidé au jardinage, à l’agriculture, aux fermentations contrôlées et à la médecine. Ce faire-avec suppose de tenir compte des dynamiques spontanées et des comportements des êtres que l’on manipule. Le thérapeute coopère avec la nature pour aider le patient à guérir, les hommes coopèrent avec les fermentations bactériennes pour produire du pain, du vin et des salaisons.

Ces arts du faire-avec sont toujours menacés d’échouer ; pour avoir quelque chance de réussite, ils supposent donc de tenir le plus grand compte du contexte naturel dans lequel ils s’appliquent et de se préoccuper des conséquences d’une action technique qui, nécessairement, inscrira « sa signature sur la face de la terre ».

Même dans les activités de fabrication et de construction, il est possible de s’inspirer de la culture technique du faire-avec et donc de se préoccuper du contexte naturel et social dans lequel s’inscrit l’action technique et d’en anticiper conséquences tant sur la société que sur l’environnement.

Artificial Wonderland II - Taigu Descendants - crédit : Yang Yongliang 

Habiter la terre autrement

Dans De l’esprit des lois, livre XVIII, chapitre 7, Montesquieu écrit :

« Les hommes, par leurs soins et par de bonnes lois, ont rendu la terre plus propre à être leur demeure. Nous voyons couler les rivières là où étaient des lacs et des marais ; c’est un bien que la nature n’a point fait mais qui est entretenu par la nature. (….) Ainsi, comme les nations destructrices font des maux qui durent plus qu’elles, il y a des nations industrieuses qui font des biens qui ne finissent pas même avec elles. » 

Montesquieu écrit ces lignes à l’époque de l’holocène, qui pourrait être définie comme une époque où « des nations industrieuses font des biens qui ne finissent pas même avec elles ». Nous sommes aujourd’hui entrés dans l’anthropocène, elle-même pouvant être définie comme une ère où «  les nations destructrices font des maux qui durent plus qu’elles ». Il est en effet certain que le réchauffement climatique initié par les nations industrielles se poursuivra longtemps.

Mais ce qui est fondamental, pour Montesquieu, c’est la manière de faire : « par leurs soins et par de bonnes lois ». Le soin n’est pas une simple technique. C’est une forme d’attention qui prend en compte le sens, établit un rapport entre les êtres concernés, et les actes techniques qu’il comprend relèvent davantage du pilotage que de la fabrication.

A Bowl of Taipei - crédit : Yang Yongliang 

Subvertir le système plutôt que de se préparer à sa disparition

Faute de pouvoir se représenter la chute du capitalisme, les tenants de l’effondrement préfèrent imaginer la fin du monde et déterminer des conduites vis-à-vis de celle-ci. Nous, nous préférons imaginer un monde sans capitalisme. Nous préférons essayer de changer le système plutôt que d’anticiper son inexorable destruction car nous pensons que nous avons encore le choix. Le système Terre est très mal parti et il n’y a au niveau global aucune autorité démocratique susceptible d’imposer ce qu’il conviendrait de faire pour éviter un changement climatique et une érosion de la biodiversité catastrophiques. Mais si l’on passe au local, l’action est possible.

"Suffirait-il de multiplier les initiatives collectives inventant un mode de vie plus sobre pour limiter l’ampleur du réchauffement climatique ? La mise en réseau de ces multiples expériences alternatives parviendra-t-elle à subvertir le système par ses marges ? Toute la question est là."

C’est là que l’on découvre une multiplication d’initiatives alternatives, collectives, qui articulent l’action technique et l’imagination sociale, pratiquent le faire-avec via l’agro-écologie, la permaculture, ou l’architecture adaptée au contexte. Suffirait-il de multiplier les initiatives collectives inventant un mode de vie plus sobre pour limiter l’ampleur du réchauffement climatique ? La mise en réseau de ces multiples expériences alternatives parviendra-t-elle à subvertir le système par ses marges ? Toute la question est là.

Mettre en réseau toutes les initiatives qui s’emploient localement à vivre autrement, à produire autrement et à respecter la nature est possible. S’il est envahi par ces hétérotopies, le capitalisme peut finir avant la fin du monde, ce qui repoussera celle-ci.


Pour aller plus loin



Commentaires

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Bonjour,

La conclusion rejoint bien mes propres observations: on a tendance à se disperser dans différents mouvements alors que beaucoup d'idées se rejoignent: frugalité, décroissance, permaculture, alternatiba, colibris...

Comment faire pour s'unifier?
Car s'il est naturel de rechercher ce qui nous correspond le mieux, la dispersion ralentit le changement tant attendu au niveau global.

Merci en tot cas pour cet article intéressant.
Benoit